Cet article fait suite à l’expérience de pensée « Aleatoria » imaginée par Barbara Goodwin qui présente un monde imaginaire où le tirage au sort serait massivement utilisé comme outil de justice sociale.
Nous avons vu que ce modèle était bien trop radical pour être souhaitable, c’est pourquoi l’auteure propose des applications plus modestes des principes d’Aleatoria dans nos systèmes politiques actuels.
Dans la sphère politique
La critique des démocraties représentatives n’est plus à faire. Les chercheurs en science politique s’interrogent depuis longtemps sur les alternatives envisageables pour revitaliser nos démocraties, notamment en se servant du tirage au sort.
Le scrutin aléatoire
Le scrutin majoritaire utilisé pour le vote des lois ou des referendums est imparfait, car il ne tient pas compte des voix minoritaires. C’est pourquoi des chercheurs tels qu’Ackerman ou Wolff proposent d’utiliser des scrutins aléatoires : chacun vote selon ses préférences, puis le résultat est tiré au sort parmi tous les votes. Ainsi, toutes les propositions ont une chance de l’emporter, mais les plus populaires auront plus de chances que les autres.
Cette manière de concevoir le vote est susceptible de changer la manière dont les propositions politiques sont élaborées. En effet, sachant que les idées minoritaires ont une chance d’aboutir, aussi infime soit-elle, on s’attache à les rendre aussi souhaitables que possible plutôt qu’à les rendre spectaculaires et irréalistes. De plus, cela favorise une pluralité de propositions plutôt qu’un choix binaire entre le oui et le non.
Si cette approche est égalitaire sur le long terme – car selon la loi des grands nombres, au bout d’un certain temps, toutes les voix auront été prises en compte de manière égale – elle ne l’est pas sur le court terme. Ainsi, une proposition qui n’est supportée que par 1 % de la population peut entrer en vigueur, ce qui semble relativement anti-démocratique.
Une variante plus raisonnable du scrutin aléatoire élaborée par le chercheur Amar concerne l’élection des parlementaires. Afin d’éviter les biais des scrutins majoritaires ou proportionnels liés au découpage des circonscriptions électorales, chaque citoyen peut voter pour le candidat de son choix à l’intérieur d’une circonscription, puis un tirage au sort a lieu dans chaque circonscription afin de sélectionner un candidat parmi l’ensemble des bulletins. Puisqu’un parlement est composé d’un grand nombre de parlementaires, sa composition est alors statistiquement proportionnelle aux préférences politiques des citoyens, tout en permettant à des mouvements politiques mineurs d’être représentés (ce qui n’est pas toujours possible, même dans les systèmes proportionnels actuels). Ce système permet aussi d’éliminer toute forme de stratégie électorale de type « vote utile » ou « vote barrage » qui biaise souvent le résultat des élections.
La représentation par tirage au sort
Pour limiter le carriérisme et la corruption des élus, Barber propose de sélectionner les représentants par tirage au sort. À petite échelle, tout citoyen peut être tiré au sort pour faire partie d’instances de décisions locales (conseil d’administration d’une école, mairie, etc.). Ces fonctions ne requièrent ni compétence particulière ni présence à temps plein, mais les citoyens peuvent décider de ne pas y participer en payant une indemnité, ce qui permet de financer le défraiement des citoyens siégeant dans ces instances. Toutes ces instances locales désignent régulièrement des représentants en leur sein qui siègent à des assemblées régionales qui, elles-mêmes, désignent des représentants pour les institutions nationales. Ainsi, on bénéficie des effets positifs de la rotation au niveau local (puisque le nombre de sièges à attribuer serait important) tout en s’assurant que les représentants des institutions nationales soient relativement compétents (puisque choisis par leurs pairs).
Cependant, la proposition de Barber ne permet pas d’obtenir au niveau national une assemblée statistiquement représentative de la population. C’est pourquoi d’autres chercheurs préconisent le tirage au sort direct des représentants nationaux. De cette manière, toutes les minorités sont représentées et les effets pervers des campagnes électorales évités. Cependant, pour conserver un équilibre des pouvoirs entre le peuple et l’État, certains recommandent le maintien d’une deuxième chambre dont les membres seraient élus, avec des pouvoirs similaires à la chambre tirée au sort. C’est notamment le cas du modèle de Wright et Gastil.
La représentation par tirage au sort présente aussi quelques inconvénients, puisque les parlementaires ne sont plus tenus responsables par leur réélection et que leur action n’est plus coordonnée par des partis politiques qui, en dépit de leurs défauts, ont aussi un rôle d’élaboration de propositions et de programmes politiques cohérents. De plus, l’incompétence des citoyens tirés au sort risque de créer une opportunité pour les bureaucrates d’accaparer le pouvoir de manière durable.
Dans la sphère judiciaire
Le tirage au sort est utilisé depuis un certain temps pour désigner les jurys d’assises. Cependant, dans la plupart des cas, les avocats de la défense peuvent librement récuser certains membres du jury. Il s’agit bien souvent d’écarter ceux dont l’apparence et la profession laissent à penser qu’ils ne feront pas preuve d’empathie avec l’accusé.
Dans les pays anglo-saxons, les lay magistrates sont des magistrats qui n’ont aucune formation juridique et qui accomplissent leur fonction bénévolement à hauteur d’une vingtaine de jours par an. Ils sont choisis parmi des volontaires sur un ensemble de critères, puis bénéficient d’une courte formation. Ce système permet de désengorger les tribunaux et d’alléger considérablement le budget de la Justice. Cependant, il est reconnu que les lay magistrates sont fort peu représentatifs de la population, que ce soit politiquement ou démographiquement, alors que leurs fonctions sont peu ou prou celles de jurés (déterminer la culpabilité et les peines dans les juridictions de première instance). Il pourrait donc être judicieux de les tirer au sort parmi des volontaires (car il s’agit d’une fonction de long terme, contrairement aux jurés qui siègent pour quelques jours).
Pour les fonctions qui nécessitent des compétences plus pointues, des magistrats professionnels resteraient, dans tous les cas, nécessaires. Cependant, pour la haute magistrature (président de chambre à la Cour de cassation, par exemple), plutôt que d’être nommés, les juges pourraient être tirés au sort parmi une liste de magistrats compétents.
Comme c’était le cas dans la Grèce antique, les affaires pourraient également être attribuées entre les juges par tirage au sort, afin de diminuer le risque de corruption.
Le chercheur Elster imagine quant à lui que le tirage au sort puisse être utilisé dans le cadre de litiges qui ne peuvent pas être tranchés autrement. Il prend notamment pour exemple la décision de confier la garde d’un enfant à l’un des deux parents dans le cadre d’un divorce. En l’absence de circonstances particulières, rien ne motive le juge à choisir l’un ou l’autre. Ce genre de dilemme pourrait donc se résoudre par un tirage au sort. Cela aurait par ailleurs pour conséquence une diminution drastique du nombre d’affaires, les justiciables préférant régler leur conflit à l’amiable plutôt que de risquer de tout perdre devant un tribunal. Cependant, la difficulté consiste à identifier les situations où le juge n’est pas en mesure de trancher. Par ailleurs, il existe des précédents dans le droit anglais où le tirage au sort a été utilisé afin de régler des questions de succession lorsque le testament n’est pas suffisamment clair sur l’attribution des biens aux héritiers.
Conclusion
Au cours de son ouvrage, Barbara Goodwin aura montré que le tirage au sort peut être utilisé de bien des manières. Certaines applications telles que la Joblottery semblent difficiles à concevoir dans notre monde, tant elles supposent un changement drastique de la société et tant ses effets concrets sont difficiles à anticiper au-delà de ses bienfaits théoriques.
Mais cela a le mérite de proposer une alternative à notre modèle de société fondé sur l’élection, la méritocratie et le capitalisme. En outre, d’autres propositions plus modestes telles que la représentation par tirage au sort ou les lay magistrates permettent d’envisager une évolution progressive de notre société en intégrant lentement les principes d’Aleatoria, nous permettant d’expérimenter et de corriger le cap si nécessaire.
Source
GOODWIN – Justice by lottery, chapter 7 : the lottery in practice