Introduction
En préambule de son ouvrage « Justice by lottery », Barbara Goodwin présente en une vingtaine de pages une utopie entièrement basée sur le tirage au sort : Aleatoria. Cette expérience de pensée servira ensuite d’étalon pour mesurer l’intérêt ou non d’une justice sociale fondée sur le hasard qui sera explorée dans de prochains articles.
Aleatoria
Dans un futur incertain, après avoir été dirigé par une junte militaire, le Royaume-Uni s’est finalement transformé en République après des siècles de monarchie. Face à la pression très forte d’un peuple opprimé, la junte a décidé de mettre en œuvre les principes d’un vieux livre de science politique : Justice by lottery. La nouvelle Constitution, basée sur une doctrine de « Total Social Lottery », a été adoptée à une large majorité.
La vie politique
Ce nouveau système politique est qualifié de néo-démocratie, car il s’émancipe assez largement des vieilles démocraties représentatives. Les parlementaires, les lotreps pour lottery representatives, sont tirés au sort au lieu d’être élus afin de briser la collusion d’intérêt entre le public et le privé à l’occasion des campagnes électorales.
Au sein de la House of Lots, les lotreps exercent un mandat de 5 ans durant lequel ils déterminent les grandes orientations de l’État. Leur pouvoir est limité du fait du haut niveau de décentralisation au sein du pays. Tous les deux ans, les lotreps organisent le tirage au sort d’un comité exécutif spécial : le gouvernement. Le Premier ministre est tiré au sort parmi ses membres.
Les partis politiques ne sont pas interdits, mais leur influence sur le monde politique a grandement décru : les lotreps préfèrent débattre entre eux et échanger des idées de leur cru. Lorsqu’une question est si épineuse que la House of Lots ne parvient pas à correctement peser le pour et le contre, il arrive que la décision finale soit prise au hasard plutôt qu’à l’issue d’un vote.
Ce système politique est répliqué aux échelons inférieurs : régions, départements, communes. Une fois tiré au sort dans une assemblée, un citoyen devient inéligible à tous les autres tirages politiques. Ainsi, les lotreps n’ont pas le temps de se professionnaliser et de devenir de véritables hommes et femmes politiques de carrière.
La fonction publique
À Aleatoria, le tirage au sort ne s’arrête pas à la politique, bien au contraire. Tous les postes de fonctionnaires du policier au bureaucrate en passant par le magistrat sont attribués au hasard parmi la population pour une durée de cinq ans. De cette manière, tout citoyen a l’occasion, au moins une fois dans sa vie, de servir son pays en tant que tiré au sort, comme dans la Grèce antique.
Les citoyens se montrent beaucoup plus coopératifs vis-à-vis des pouvoirs publics, puisqu’ils ont été amenés ou seront prochainement amenés à y occuper un rôle. L’armée aussi est composée de conscrits tirés au sort parmi lesquels les officiers sont eux-mêmes tirés au sort pour une durée de 2 ans, comme le gouvernement. Si ce système permet une certaine cohésion des forces armées, il n’en garantit cependant pas la compétence ni l’efficacité.
Les fonctionnaires ou militaires tirés au sort bénéficient d’une formation d’au moins 3 mois par leurs aînés avant d’entrer officiellement en fonction. Cela permet de limiter leur incompétence, dans une certaine mesure. La non-professionnalisation de la bureaucratie d’Aleatoria évite la concentration du pouvoir par une poignée de hauts fonctionnaires.
L’incompétence des citoyens tirés au sort est limitée par un autre facteur : la fonction publique a dû se simplifier de manière à ce que n’importe quel citoyen puisse y prendre part. C’est notamment le cas du système législatif et judiciaire, parfois inutilement compliqué dans les démocraties représentatives. De plus, les citoyens ressortent généralement grandis de leur expérience de tiré au sort, ce qui permet une large diffusion des connaissances au sein de la population qui, dans l’ensemble, a une très bonne compréhension des institutions d’Aleatoria.
Le monde du travail
Une grande partie des emplois sont distribués lors de la joblottery. De la même manière que pour les fonctionnaires, chaque employé tiré au sort suit une formation qui s’étale de quelques semaines à plusieurs mois selon les postes.
Ces postes tournent tous les cinq ans. En effet, les dirigeants d’Aleatoria se sont rendu compte que les citoyens étaient beaucoup plus efficaces dans leur travail quand celui-ci changeait régulièrement. L’apprentissage continu de nouveaux savoir-faire stimule les travailleurs et leur permet de ne pas s’enfermer dans une seule vocation.
Quand le nombre d’emplois à pourvoir est inférieur au nombre de demandeurs d’emploi, des périodes sabbatiques sont accordées par tirage au sort. Les travailleurs peuvent ainsi s’adonner à des activités créatives durant ce congé exceptionnel qui, dans notre monde, s’appellerait du chômage.
Le processus de la joblottery garantit que les emplois sont équitablement distribués parmi les demandeurs d’emploi. Ainsi, chacun doit, à un moment ou à un autre de sa carrière, exercer un des nombreux métiers pénibles mais nécessaires à la société. Personne ne peut rester derrière un bureau ou s’occuper de tâches physiques et manuelles toute sa vie.
Bien entendu, une minorité de citoyens est parfois tentée de remettre le système en question, surtout quand elle écope d’emplois peu désirables. Mais, dans l’ensemble, la population approuve ce système qui permet de briser les injustices de l’Ancien Monde. En outre, les emplois les moins attractifs ont tendance à être éliminés dans la mesure du possible. Ainsi, les citoyens ont collectivement accepté de se passer de viande, car travailler dans les abattoirs était une épreuve insurmontable pour beaucoup d’entre eux.
De plus, les emplois qui étaient auparavant considérés comme dégradants et inférieurs, tels que les éboueurs, ont rapidement cessé de l’être, car tout le monde finit par y passer, quel que soit son statut social.
Cependant, la joblottery ne concerne pas tous les emplois. Les métiers qui nécessitent des études longues et qui sont indispensables à la communauté, tels que médecin ou ingénieur nucléaire, ne sont attribués qu’aux citoyens qui possèdent les compétences nécessaires. En revanche, ces spécialistes doivent consacrer un cinquième de leur temps à un métier de la joblottery. Cela les empêche de devenir trop fiers et de créer une classe sociale élitiste. De plus, le lieu de travail de ces experts change tous les cinq à dix ans, par tirage au sort, afin d’éviter une concentration locale du pouvoir.
Il existe plusieurs façons de devenir un spécialiste. La première, la plus courante, se tient à l’école : les élèves qui démontrent une affinité pour certains sujets sont sélectionnés puis tirés au sort afin de poursuivre des études supérieures spécialisées. La seconde consiste, pour les adultes volontaires, à étudier un domaine spécifique sur leur temps libre (notamment à l’occasion d’un congé sabbatique) auquel ils pourront ensuite postuler.
En matière de revenus, tous les citoyens ne perçoivent pas le même salaire. Celui-ci est défini aléatoirement tous les cinq ans sur une échelle de salaire, indifféremment de l’emploi occupé. Au cours de leur vie, les citoyens alterneront entre niveau de vie modeste et aisé, en ayant chacun les mêmes chances d’accéder au luxe.
Les dirigeants d’Aleatoria ont choisi de maintenir une large échelle salariale de manière à conserver une saine diversité dans les loisirs et les consommations des citoyens d’Aleatoria, ce qui ne serait pas possible avec un salaire unique.
Au sein d’une entreprise, les managers sont tirés au sort et les différentes tâches qui échoient aux employés et ouvriers sont également tirées au sort régulièrement, de sorte que ceux-ci s’ennuient le moins possible dans leur travail. Cette organisation du travail évite les grèves et rend les syndicats caducs.
Pour éviter les comportements revanchards des employés qui, n’appréciant pas leur travail, feraient preuve de mauvaise volonté, un dispositif spécial de la joblottery empêche les salariés paresseux, voire absents, d’accéder aux niveaux de revenus confortables lors du tirage suivant. Ainsi, les salariés sont incités à contribuer au bien commun, mais sans y être contraints par la force.
Économie
Les églises ont été transformées en casinos où les consommateurs peuvent acheter des tickets pour gagner des lots variés, notamment des ressources limitées en nombre : place de concert, permis de construire, etc.
Toutes les particularités évoquées précédemment exigent une planification de l’économie d’Aleatoria par l’État qui perçoit directement les profits des entreprises et en assume les pertes lors des crises économiques. Ainsi, ni les citoyens d’Aleatoria ni les entreprises ne paient d’impôt ce qui empêche naturellement l’évasion fiscale.
Quand l’État réalise des excédents, il peut augmenter la valeur des salaires attribués par la joblottery, améliorer les services publics, et distribuer des biens de consommation plus nombreux et plus luxueux dans les casinos. En contrepartie, lors d’une crise, tous les citoyens subissent une diminution de leur niveau de vie.
En raison de la surpopulation d’Aleatoria, les naissances sont contrôlées par tirage au sort : seuls les couples ayant un ticket gagnant de la poplot sont autorisés à concevoir ou adopter un enfant.
Les vertus d’Aleatoria (selon ses habitants)
Le régime de la Total Social Lottery rend les citoyens responsables de leurs propres choix, aussi bien dans le monde de l’entreprise qu’en politique. Tous les citoyens subissent le même impact des décisions communes et sont donc incités à faire preuve d’empathie et de justice dans leurs choix, notamment au plus haut niveau de l’État.
Le fait que les citoyens exercent plusieurs métiers et bénéficient d’un niveau de vie variable tout au long de leur vie les rend plus empathiques à l’égard de leurs pairs, les incitant sans cesse à chercher des solutions pour améliorer le quotidien de ceux qui sont le moins bien lotis. Car ce qui arrive aux uns peut arriver à tous les autres. La haine et la criminalité sont supposées diminuer considérablement dans un système où les classes sociales n’existent plus en tant que telles.
Conclusion
Barbara Goodwin décrit un système caricatural qui use et abuse du tirage au sort dans tous ses aspects. Un tel modèle de société semble peu désirable. Mais il s’agit d’une expérience de pensée qui vise à conceptualiser une autre théorie de la justice sociale sans se soucier de la crédibilité ou même de la faisabilité technique de ce modèle.
Aleatoria pose la question de l’importance que l’on accorde ou non aux libertés individuelles, car les citoyens de ce pays se voient sans cesse imposer des choses par le hasard, que ce soit en matière de travail, ou de vie familiale. Peut-on sacrifier ces libertés au nom de l’abolition des classes sociales et des inégalités ?
Aleatoria peut aussi être vue comme une satire du capitalisme. Car dans nos systèmes actuels, nous sommes également tenus par les résultats d’une grande loterie : notre naissance. Ceux qui naissent dans une famille pauvre ou une famille riche n’auront pas les mêmes opportunités au cours de leur vie. Ce qui peut sembler injuste dans le cas d’Aleatoria semble alors encore plus injuste dans le capitalisme, et une rotation aléatoire et régulière des statuts sociaux représente une manière de briser l’injustice primitive qui est liée à la naissance de chacun.
Ces problématiques seront abordées dans de futurs articles.
Source
GOODWIN – Justice by lottery, chapter 1 : fragment from the future
Un beau travail d imagination très fécond merci pour le partage !
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