Cet article fait suite à l’expérience de pensée « Aleatoria » imaginée par Barbara Goodwin qui présente un monde imaginaire où le tirage au sort serait massivement utilisé comme outil de justice sociale.
L’auteure répond à quatre critiques qu’on pourrait opposer à une telle conception de la justice.
Le tirage au sort ne tient pas compte des besoins des citoyens
À première vue, le fait d’attribuer certains biens de manière aléatoire entre les citoyens semble relativement injuste. Cela étant, dans nos sociétés contemporaines, l’attribution des biens n’est pas nécessairement plus juste : elle est régie par des prix que certains citoyens peuvent ou ne peuvent pas se permettre de payer en fonction de leur niveau de revenu, lequel dépend souvent du niveau d’éducation qui, lui-même, se rapporte au niveau de richesse des parents. Ainsi, l’injustice se manifeste dès la naissance et se poursuit tout au long de la vie, sans qu’il soit aisé de s’en défaire.
Mais une justice sociale basée sur le hasard ne pourrait pas se permettre de « tout » attribuer par tirage au sort. L’usage de certains biens nécessite des compétences particulières, ainsi plutôt que de confier un violon de concert au premier venu, on chercherait d’abord à établir une liste de tous ceux qui savent jouer ou veulent jouer du violon, puis tirer au sort un gagnant au sein de cette liste.
De plus, les biens de première nécessité ne sont jamais attribués par tirage au sort, mais distribués équitablement au sein de la population. La dignité de ce minimum vital est garantie par un principe de réciprocité : sachant qu’ils peuvent redescendre aux plus bas échelons de la société à la prochaine loterie, les lotreps ont un intérêt personnel à ce que les besoins de base de la population soient correctement satisfaits.
Enfin, lorsque les besoins des citoyens pour un bien sont nombreux, mais que ce bien n’existe qu’en quantité limitée, par exemple une maison en bord de mer, le tirage au sort représente un moyen impartial de répartir les richesses au sein de la population.
Le tirage au sort ne tient pas compte du mérite
Dans la pensée classique, l’estime des autres fait partie des besoins naturels de l’Homme et est nécessaire au maintien d’une société. Les individus cherchent sans cesse à se démarquer par leur mérite, ce qui pousse l’ensemble de la communauté à aller de l’avant. Il paraît normal que les postes les plus prestigieux, les honneurs et les récompenses soient attribués à ceux qui font preuve du plus grand mérite. Cette croyance est telle qu’un personnage haut placé sera considéré comme méritant du seul fait de sa fonction, sans que son mérite puisse être jugé selon d’autres critères. C’est ainsi que des rois, des pharaons ou des empereurs ont longtemps été admirés et que leur dynastie a su conserver le pouvoir.
Aujourd’hui, ce « mérite » ne vient plus d’un nom de famille, mais plutôt de la capacité à créer de la richesse et à contribuer à la société. Ainsi, un chirurgien est bien payé car sa contribution est grande. Mais cette vision de la société est imparfaite, car une infirmière contribue aussi à la société avec une rémunération cependant nettement inférieure. Des injustices peuvent donc exister dans un système qui valorise le mérite.
Les attributs (physiques ou psychologiques) qui nous permettent d’occuper des fonctions prestigieuses peuvent aussi être remis en question : mérite-t-on réellement d’avoir tel patrimoine génétique ou d’avoir été éduqué de telle manière ? Il n’est cependant pas possible de savoir si notre mérite découle davantage de notre volonté et de nos efforts (méritants) que de nos prédispositions génétiques (non méritantes).
Si l’on voulait appliquer la logique de la méritocratie de manière cohérente, à la fin d’un concert de piano, en plus de saluer le travail du pianiste, on devrait aussi apprécier le mérite des différents professeurs de piano qui lui ont permis de jouer aussi bien, du compositeur, du fabricant du piano, de l’ingénieur du son qui a designé la salle, etc. Pourtant, tous les honneurs vont au pianiste, car il est plus commode de procéder ainsi, mais les mérite-t-il vraiment dans ce cas ?
Puisqu’il n’est matériellement pas possible de déterminer précisément le mérite de chacun, ne serait-il pas plus juste d’attribuer les fruits de la société aléatoirement entre les individus de manière à casser cette concentration du mérite sur ceux qui « paraissent » les plus méritants ?
Le tirage au sort rend la vie des citoyens incertaine
À Aleatoria, la vie des citoyens est bouleversée tous les cinq ans, puisqu’ils changent d’emploi et de niveau de revenu. Cela empêche les citoyens de déterminer eux-mêmes leur plan de vie et de jouir de la tranquillité que chacun est en droit d’espérer.
Cependant, cet argument part du postulat que chacun est maître de son destin. Or, cela est peut-être le cas pour les plus riches qui ont devant eux tout un éventail de possibilités, mais pas forcément pour les plus précaires qui doivent se satisfaire d’un nombre limité d’options. En réalité, personne n’est réellement maître de son destin dans nos sociétés actuelles, nous faisons toujours face à des facteurs d’incertitude : la santé, les opportunités économiques, le contexte politique, etc. La tranquillité des citoyens n’est donc jamais véritablement acquise.
Dans le modèle d’Aleatoria, tout n’est pas laissé à l’incertitude du hasard. Ainsi, les lois permettent, comme dans notre monde, de donner une certitude aux membres de la société : les infractions exposent leurs auteurs à des sanctions. Les citoyens ont aussi la certitude que, même s’ils tirent le mauvais numéro, leurs conditions de vie resteront dignes.
Le tirage au sort restreint les libertés individuelles
La pensée classique considère que chaque être humain doit pouvoir jouir d’un libre arbitre pour déterminer sa propre destinée sans qu’on ne puisse le forcer à agir contre sa volonté. Or, c’est précisément ce que le tirage au sort impose aux citoyens : un changement de destinée.
Cependant, si les résultats d’un tirage au sort s’imposent aux citoyens, ces citoyens ont bel et bien consenti à faire partie de la société, par le truchement d’un contrat social. Tant que les citoyens sont informés sur les résultats possibles du tirage au sort, y compris les moins favorables, et qu’ils ont la possibilité de refuser d’y participer, alors leur libre arbitre et leur volonté n’ont pas été violés.
De plus, l’existence des loteries n’est pas arbitraire, elle découle du pouvoir politique, lui-même composé de citoyens tirés au sort ayant longuement délibéré sur l’intérêt et les modalités de ces loteries pour la société. Il s’agit d’un processus démocratique auquel les citoyens ont choisi d’adhérer. Cela n’est guère différent de nos démocraties contemporaines dans lesquelles nous acceptons de nous soumettre aux lois votées par des représentants élus.
Source
GOODWIN – Justice by lottery, chapter 3 : are lottery just ?