Cet article fait suite à l’expérience de pensée « Aleatoria » imaginée par Barbara Goodwin qui présente un monde imaginaire où le tirage au sort serait massivement utilisé comme outil de justice sociale.
L’auteure approfondit ici le concept d’égalité.
Le principe d’égalité
Dans nos sociétés modernes, les Hommes sont considérés comme égaux entre eux sur plusieurs aspects : égaux dans leurs droits et devoirs, égaux dans l’expression de leur volonté politique (le vote), etc. La conséquence de cette égalité est que les citoyens sont interchangeables, par exemple dans un jury d’assises, car tous disposent des mêmes droits et de la même légitimité.
Néanmoins, cette égalité de principe coexiste avec plusieurs inégalités :
- les inégalités naturelles et génétiques : certains naissent avec une meilleure santé que d’autres, certains ont plus d’affinité avec certaines tâches intellectuelles ou physiques, certains naissent dans une famille plus aisée que d’autres, etc.
- les inégalités du travail : certains emplois sont plus désirables que d’autres, certains sont mieux payés que d’autres
- les inégalités de prestige : certains emplois, certains biens ou certaines récompenses octroient du prestige à leur détenteur, et ce prestige existe uniquement parce que toute la population n’est pas en mesure d’en bénéficier. Seul le premier arrivé d’une course peut jouir du prestige de la médaille d’or.
Le modèle d’Aleatoria cherche à renverser ces inégalités en démontrant que les Hommes sont plus égaux qu’on ne le pense.
Égalité de capacité
Il semble difficile d’admettre que tous les Hommes sont dotés de capacités égales. On reconnaît fort bien le talent d’un pianiste ou l’intelligence d’un prix Nobel. Si tous les Hommes étaient égaux dans cet esprit, alors ils seraient effectivement interchangeables et l’on pourrait très bien demander à une infirmière de prendre la place d’un médecin. Mais cette hypothèse paraît inconcevable : baser une société sur un principe aussi erroné risquerait de conduire à un désastre, par mauvaise répartition des compétences au sein du tissu économique.
D’ailleurs, les sociétés pré-capitalistes fonctionnaient sur ce principe, considérant la main-d’œuvre comme interchangeable et se préoccupant peu des aptitudes individuelles. C’est en reconnaissant et en exploitant les différences entre les individus que le capitalisme a pu émerger, accompagné par un formidable essor économique.
Le modèle d’Aleatoria ne néglige pas cet aspect : considérer les Hommes comme égaux en capacités conduit effectivement à une baisse de la productivité, car les capacités des citoyens ne sont pas exploitées de manière optimale. Mais cet effet est contrebalancé par un autre : le fait d’être reconnu par la société comme l’égal de ses pairs conduit l’Homme à s’épanouir davantage.
Cet épanouissement se rapporte notamment à la diversité des expériences professionnelles des citoyens qui, de ce fait, sont régulièrement confrontés à de nouveaux challenges stimulants et montrent davantage d’entrain à leur travail. En outre, puisque les citoyens exercent plusieurs métiers dans leur vie, on peut imaginer que cela favorise l’innovation par le biais du croisement des compétences.
Exceptions
Attribuer tous les emplois par tirage au sort en raison de ce principe d’égalité engendrerait quelques problèmes : on imagine mal tirer au sort le pilote d’un avion de ligne. Certains métiers, en raison des risques qu’ils comportent ou du niveau de connaissance qu’ils nécessitent, ne peuvent être confiés à n’importe quel citoyen.
Il est donc nécessaire de reconnaître quelques inégalités. Mais elles ne sont pas un problème tant que leur répartition au sein de la population est juste. Ainsi, les métiers spécialisés ne peuvent être attribués via une loterie qu’aux citoyens qui ont démontré certaines compétences, soit à l’occasion de leur cursus scolaire, soit à l’occasion de formations qu’ils ont suivies au cours de leur vie. Chaque citoyen a donc la possibilité d’accéder aux métiers spécialisés tant qu’il en a la volonté et les capacités.
La séparation entre travail et revenu
Si l’on considère que les Hommes sont égaux dans leurs besoins et leurs désirs, les inégalités naturelles et génétiques ne devraient pas conditionner le niveau de revenu de chaque individu. C’est bien la raison pour laquelle les revenus et le niveau de vie des habitants d’Aleatoria sont décorrélés de leur travail.
L’égalité des besoins est assurée par des services publics efficaces (santé, éducation, etc.) et un revenu minimum qui permet aux citoyens « perdants » de la loterie de vivre dans la dignité. L’égalité des désirs se manifeste quant à elle par le fait que chaque citoyen a exactement les mêmes chances d’accéder à un mode de vie luxueux et désirable, et ce, tous les cinq ans. Cela résout le problème de l’inégalité de prestige, puisque personne ne peut véritablement « mériter » la situation dans laquelle il se trouve et donc en tirer de prestige.
Les habitants d’Aleatoria bénéficient tous d’une réelle égalité des chances dès leur naissance. Puisqu’ils changent d’emploi tous les cinq ans, à la fin de leur vie, ils auront statistiquement exercé la juste proportion de métiers qu’ils trouvent peu désirables et la juste proportion de métiers désirables. Ils auront pu jouir de privilèges sociaux pendant quelques années et auront aussi vécu avec le minimum vital.
Puisque le revenu n’est plus conditionné aux efforts que les citoyens mettent dans leur travail, on peut se demander si un tel système serait économiquement viable. Il s’agit là d’une grande incertitude qui ne peut être élucidée qu’en observant le comportement de citoyens mis dans une telle situation. Changer régulièrement d’emploi pousserait-il les Hommes à l’oisiveté ou, au contraire, à la curiosité intellectuelle et au bien-être ?
Source
GOODWIN – Justice by lottery, chapter 4 : towards equality