Rotation et sortition

Cet article fait suite à l’expérience de pensée « Aleatoria » imaginée par Barbara Goodwin qui présente un monde imaginaire où le tirage au sort serait massivement utilisé comme outil de justice sociale.

La rotation renvoi à la notion de cycle : tous les x temps, chacun change de rôle. La rotation peut être utilisée dans de nombreux domaines, comme l’agriculture (la rotation des cultures), mais ce qui nous intéresse ici est la rotation des individus au sein de la société.

La rotation en politique

La notion de rotation en politique se définit par cinq principes :

  1. Aucun citoyen ne doit être écarté du pouvoir ;
  2. Une fois au pouvoir, les citoyens agissent en ayant à l’esprit qu’aujourd’hui ils sont les gouvernants et que demain ils seront les gouvernés ;
  3. La tâche de gouvernant doit être attribuée comme un fardeau parmi tous les citoyens en mesure de l’accomplir ;
  4. Personne ne peut occuper le pouvoir indéfiniment ou sur une longue durée ;
  5. Les citoyens doivent avoir les mêmes chances d’accéder au pouvoir, car cela leur permet de vivre une expérience citoyenne enrichissante et nécessaire.

Pour garantir une procédure impartiale tout en donnant à chaque citoyen des chances égales d’arriver au pouvoir, le tirage au sort apparaît comme l’instrument idéal pour organiser une rotation politique selon ces principes.

Cette rotation peut s’appliquer à tous les échelons du pouvoir, qu’il s’agisse d’un parlement, d’un gouvernement, d’un tribunal ou d’une quelconque administration publique. En renouvellement fréquemment les détenteurs du pouvoir, elle permet d’éviter la corruption et la tyrannie. La démocratie athénienne était, à quelques exceptions près, entièrement fondée sur le principe de la rotation politique.

Nos démocraties modernes semblent opposées en tout point à ces cinq principes :

  1. De nombreux mouvements sont trop petits pour bénéficier d’une représentation politique, généralement occupée par deux ou trois gros partis.
  2. S’il est vrai que la plupart des démocraties limitent le nombre de mandats du chef de l’État, cela ne s’applique pas aux nombreux autres échelons (parlementaire, ministre, haut fonctionnaire, etc.) qui peuvent être occupés en permanence par certains individus. Ainsi, les gouvernants ne peuvent pas agir en ayant à l’esprit qu’ils seront gouvernés, puisque leur carrière les pousse à rester gouvernants le plus longtemps possible.
  3. La fonction de gouvernant n’est pas vue comme un fardeau dans nos démocraties modernes, mais comme une source de prestige qui revient aux plus méritants, et non au commun des citoyens.
  4. L’élection ne garantit pas une rotation des gouvernants, car, selon les systèmes, les élus peuvent se présenter plusieurs fois aux mêmes fonctions. En outre, de nombreux postes sont attribués par nomination et ne bénéficient pas non plus d’une rotation régulière.
  5. Voter ne suffit pas à prodiguer une expérience démocratique enrichissante pour les citoyens.

Cela étant, la rotation est un concept difficile à mettre en œuvre dans notre monde actuel, car le nombre de citoyens à gouverner est tel qu’il est statistiquement impossible de garantir à chaque citoyen de devenir gouvernant au moins une fois dans sa vie. La seule manière d’y parvenir est d’implémenter la rotation aux plus petits échelons politiques : quartier, commune, etc. C’est pourquoi la plupart des utopistes de la rotation ont des affinités avec le courant anarchiste.

L’alternative à la rotation pour l’échelon national est le modèle d’Aleatoria décrit précédemment, qui remplace le principe du « gouvernant-gouverné » par celui de la réciprocité : « ce que je choisis pour les autres, je le choisis aussi pour moi ».

La rotation au travail

Beaucoup d’utopistes se sont penchés sur la question du travail, cherchant souvent à le rendre moins pénible pour l’Homme. À cet effet, la rotation a été vue comme une solution élégante pour sortir les travailleurs de leur quotidien et leur proposer d’expérimenter régulièrement de nouvelles occupations.

Ainsi, dès 1516, Thomas More proposait une rotation annuelle dans son ouvrage Utopia afin de permettre aux gens des villes d’aller travailler à la campagne et inversement. En 1826, dans Revolt of the bees, John Morgan préconisait également une rotation des emplois, alors même que la société s’industrialisait et que les effets positifs de la spécialisation se faisaient sentir.

Cependant, la société de 1516 ou de 1826 n’a rien à voir avec la nôtre, les progrès techniques ayant considérablement étendu le registre de métiers disponibles. Ainsi, au cours de sa vie, un citoyen ne pourra jamais avoir l’occasion d’expérimenter « tous » les métiers, il devra s’en satisfaire de quelques-uns. La joblottery d’Aleatoria permet d’assurer une certaine impartialité dans l’attribution des métiers, bien que la marge d’erreur statistique soit assez grande, puisqu’un citoyen n’exercera que 8 ou 9 métiers différents au cours de sa vie.

Mais la rotation du travail peut avoir un usage pertinent pour un type de métier particulier : ceux que personne ne veut faire. Il serait peut-être un peu extrême d’imposer aux citoyens qui ont tiré le mauvais numéro de s’occuper de métiers difficiles pendant cinq ans. C’est pourquoi ces métiers peu désirables (par exemple éboueur ou égoutier) pourraient être distribués plus fréquemment, mais sur des périodes plus courtes. Ainsi, chaque citoyen consacrerait, à coup sûr, quelques semaines ou quelques mois de sa vie à ces métiers difficiles.

Il reviendrait aux lotreps d’Aleatoria de déterminer la liste des emplois concernés par la rotation, les autres étant attribués via la joblottery. Grâce au principe de réciprocité, les parlementaires seraient d’autant plus incités à trouver toutes les alternatives possibles afin de supprimer ces emplois peu enviables, soit en considérant qu’ils ne sont finalement pas indispensables à la société, soit en les confiant à des machines.

Conclusion

En synthèse, la rotation se distingue de la sortition (l’usage des loteries) en ce qu’elle garantit à chaque citoyen d’expérimenter ce qu’elle a à distribuer. Alors que la sortition ne fait que garantir à chaque citoyen des chances égales de remporter un ticket gagnant – ou perdant.

La rotation peut se suffire à elle-même à l’échelle locale et peut servir de complément au modèle d’Aleatoria à l’échelle nationale dans certains domaines tels que l’attribution des métiers peu enviables.

Source

GOODWIN – Justice by lottery, chapter 6 : a more modest proposal

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s