Cet article fait suite à l’expérience de pensée « Aleatoria » imaginée par Barbara Goodwin qui présente un monde imaginaire où le tirage au sort serait massivement utilisé comme outil de justice sociale.
Un principe fondamental sera détaillé afin de comprendre comment l’usage des loteries peut transformer la manière dont les parlementaires font de la politique.
Le principe de réciprocité
À Aleatoria, personne n’échappe aux multiples loteries qui conditionnent l’emploi et le niveau de vie, pas même les lotreps chargés de voter les lois. La politique qu’ils choisissent d’appliquer les concerne donc tout autant que le reste des citoyens. Qu’ils soient élus ou tirés au sort ne change rien à ce principe.
Contrairement à nos systèmes actuels, les lotreps n’ont pas besoin de faire preuve d’empathie à l’égard des citoyens les plus défavorisés : sachant qu’ils prendront peut-être leur place lors de la prochaine loterie, il est dans leur intérêt personnel de garantir un minimum de dignité aux citoyens les moins bien lotis.
Grâce à ce principe, les lotreps sont très attentifs au bien-être des citoyens : toutes les situations considérées comme dégradantes, inhumaines ou dangereuses sont éliminées si elles ne sont pas indispensables à la société. Plus le nombre de citoyens concernés par ces situations est important, plus les lotreps ont de chances d’y être prochainement confrontés, et plus vite ils ont intérêt à résoudre le problème.
De plus, le principe de réciprocité ne s’applique pas uniquement aux lotreps. Quand ceux-ci adoptent des lois, ils pensent aussi à ce que leurs conjoints, leurs enfants, leurs parents et leurs amis pourront obtenir lors de la prochaine loterie. De cette manière, il ne s’agit pas uniquement d’agir en fonction du sort que l’on est prêt à accepter, mais du sort que l’on est prêt à faire subir à nos proches.
En synthèse, voici la maxime à laquelle les lotreps sont confrontés dans l’exercice de leurs fonctions : « ce que je choisis pour les autres, je le choisis aussi pour moi ».
Le principe de réciprocité montre tout son intérêt sur des sujets radicaux tels que la guerre. Si les parlementaires votent pour une entrée en guerre, mais qu’aucun d’eux n’est susceptible de faire partie des conscrits, on peut légitiment douter du bien-fondé de cette décision. Alors que si les parlementaires et leurs familles ont les mêmes chances que n’importe quel citoyen d’être envoyé au front, on peut être certain qu’il s’agit d’une décision de dernier recours et que toutes les autres options pour maintenir la paix ont été épuisées.
Autre exemple : nos gouvernements actuels peuvent prendre la décision d’implanter des industries polluantes sur certains territoires afin de relancer l’activité économique. Cependant, aucun des parlementaires ne compte habiter près de ces usines. Seuls les parlementaires qui sont susceptibles d’être impactés par une décision devraient être aptes à la voter. Peut-être que les lotreps d’Aleatoria accepteront un tel projet s’ils jugent les bénéfices attendus comme suffisamment importants, mais ils s’assureront au préalable que peu d’habitations soient impactées et que la pollution soit réduite autant que possible.
Il est intéressant de constater que ce principe fonctionne aussi bien avec des parlementaires élus que tirés au sort. Ce qui compte, ce n’est pas qui sont les parlementaires, mais le fait qu’ils soient soumis à la même incertitude que l’ensemble des citoyens. En fait, ce principe est tellement important dans le processus décisionnel que les pratiques telles que le lobbying ou la corruption deviennent de fait bien moins efficaces : un parlementaire ne se laissera pas naïvement convaincre par des intérêts privés si son propre futur est en jeu. De même si on lui offre une somme d’argent conséquente, cela ne lui servira à rien lorsque la prochaine loterie l’aura placé dans un environnement malsain qui nuit à sa santé.
Limites
Le principe de réciprocité ne fonctionne que pour les biens ou les situations qui sont susceptibles d’être attribuées par une loterie. Il néglige donc toutes les particularités individuelles qui sont du fait de la naissance ou de la vie : l’ethnicité, le genre, le handicap, l’orientation sexuelle, etc.
Les lotreps peuvent donc prendre des décisions qui négligent certaines minorités au bénéfice de la majorité. C’est la raison pour laquelle l’usage du tirage au sort pour sélectionner les parlementaires est important : il permet d’assurer une présence de n’importe quelle minorité au sein du pouvoir législatif. Avec suffisamment de délibération, les lotreps sont amenés à faire preuve d’empathie envers leurs collègues et prendre des décisions qui tiennent compte des minorités concernées.
Source
GOODWIN – Justice by lottery, chapter 4 : towards equality, the democratization of society
Soyons honnête: les parlements élus comportent déjà un petit nombre de mandataire issus de minorités discriminés. Les députés français de confession musulmane ou les députés noirs américains n’ont suscité aucune sympathie. Le traitement de leurs minorités découlent de l’éducation et de l’image rendu par les médias, pas d’une absence de représentation.
Plutôt que de faire preuve d’empathie pour les membres des professions qu’ils seraient amenés à exercer, les stochocrates vont surtout voter des mesures en faveur des anciens mandataires. Les suivants ne les aboliront pas puisqu’ils en seront bénéficiaires. Les députés qui risqueraient d’être tiré au sort pour les forces armées pourraient être réticents à entrer en guerre: Après tout, des parlements élus ont répugné à entrer en guerre pour d’autres raisons. Vu les effets nuisibles du tirage au sort à outrance sur l’efficacité des organisations, notamment les armées, ce n’est pas un argument en sa faveur.
Cela nous amène à la conclusion que le tirage au sort ne doit pas être exclu par principe mais que rien ne démontre que son usage, pertinent ou non, dans certains situations ne plaident en faveur de sa généralisation. Finalement, une telle généralisation repose plus sur la volonté de régler le problème de l’abstention par l’élimination du droit de vote que par un encadrement accru des « représentants » qui ont bien abusé de leurs positions et cherchent à légitimer leurs excès par des titres, faute de pouvoir légitimer leur pouvoir par un bilan.
Parer la démocratie indirecte ou la stochocratie de toutes les vertus est vain: le peuple se révoltera toujours s’il n’obtient pas ce qu’il veut. Pour preuve, qui croit qu’un parlement français tiré au sort aurait réussi à faire accepter le dernière réforme des retraites? Les problèmes d’éducation, d’information, de corruption, de lobbycratie ne disparaissent pas magiquement grâce au tirage au sort. Leur résolution repose système éducatif, médiatique, politique et économique au sein duquel l’élection et le tirage au sort ne seraient que des outils spécialisés parmi beaucoup d’autres.
J’aimeJ’aime