Débat sur la sortition

Introduction

Trois chercheurs (Samuel Bagg, Sonia Bussu et Cristina Lafont) ainsi que le cofondateur de la Sortition Foundation (Brett Hennig) ont été invités à débattre sur le média Deliberative Democracy Digest (DDD).

Voici une synthèse des interventions les plus pertinentes.

Le Débat

DDD : Brett Hennig, pouvez-vous nous dire ce qu’est la sortition ?

Brett Hennig : Il s’agit simplement du terme technique utilisé pour parler du tirage au sort en politique. La pratique de la sortition remonte à la Grèce antique et, même si tout n’était pas parfait – exclusion des femmes, des étrangers et des esclaves de la démocratie –, cela constitue la base du mouvement.

Aujourd’hui, la sortition est utilisée dans le cadre d’expérience de démocratie délibérative : assemblées citoyennes, jurys citoyens, etc. On utilise généralement une méthode de tirage au sort stratifié afin de rendre l’échantillon le plus représentatif possible selon des critères démographiques (âge, genre, éducation, etc.).

DDD : Pourquoi avez-vous fondé la Sortition foundation ?

Brett Hennig : Après avoir passé une partie de ma vie à militer dans des associations et partis politiques, je me suis rendu compte qu’il y avait un problème fondamental dans nos démocraties représentatives. Puis je suis tombé sur l’assemblée citoyenne de Colombie britannique et je me suis dit que la sortition avait le potentiel de résoudre bon nombre de nos problèmes.

J’ai cherché une ONG faisant la promotion des assemblées citoyennes et, n’en trouvant aucune, j’ai décidé de fonder la Sortition foundation avec cinq ou six de mes amis. Nous aidons les gouvernements à organiser des assemblées citoyennes, notamment sur les modalités du tirage au sort.

DDD : Cristina Lafont, vous êtes plus réservée concernant la sortition, pouvez-vous nous en dire plus ?

Cristina Lafont : Je suis opposée à ce que l’on appelle parfois lotocratie, stochocratie ou clérocratie, c’est-à-dire le remplacement de l’élection par la sortition au sein de nos démocraties. Le problème, c’est que ces citoyens tirés au sort ne rendent de comptes à personne et peuvent prendre des décisions arbitraires pour lesquelles la population n’a pas son mot à dire, ce qui me semble profondément anti-démocratique.

Et puis, la lotocratie n’offre aucune garantie de prendre de meilleures décisions que nos systèmes actuels. Cela vaut aussi pour les technocraties gouvernées par un petit panel d’experts : ce qui compte ce n’est pas tant la décision, mais l’inclusion de l’ensemble de la population dans le processus politique. Si les citoyens ont directement contribué à la décision, ils seront d’autant plus susceptibles de l’accepter et de l’appliquer de bonne foi.

Prendre du temps à informer une poignée de citoyens tirés au sort tandis que le reste de la population vit dans l’ignorance et est soumise aux fake news, ce n’est pas une solution d’avenir. Ce n’est pas cette petite poignée qu’il faut informer, mais l’ensemble du peuple, car in fine c’est lui qui devra se soumettre aux décisions collectives.

Cela étant dit, je suis favorable aux assemblées citoyennes tant qu’elles n’ont pas de pouvoir décisionnel. Celui-ci doit revenir, d’une manière ou d’une autre, à l’ensemble des citoyens.

DDD : Sonia Bussu, quel est votre avis sur la sortition ?

Sonia Bussu : Pour moi, la sortition est un moyen de tendre vers plus de justice sociale plutôt qu’une protection contre la corruption des institutions. Nous devons utiliser la démocratie participative au cœur des communautés que forment les citoyens, de manière à les inclure davantage, comme l’a préconisé Cristina.

Mais les expériences de démocratie délibérative actuelles rencontrent toutes le même défaut : elles ne parviennent généralement pas à être vraiment représentatives de la population, car certains groupes de citoyens – généralement les plus modestes – sont éloignés de la politique et ne souhaitent pas participer à ces processus.

Le biais d’auto-sélection de la sortition est donc très marqué aujourd’hui, puisque le tirage au sort n’est jamais obligatoire, en dehors de cas spécifiques comme les jurys d’assises, et la méthode de stratification n’y peut rien. Un mini-public composé de volontaires ne pourra jamais représenter ceux qui n’ont plus confiance dans les institutions, car ceux-ci ne voient pas l’intérêt d’y participer.

Je préconise une approche moins technocratique de la sortition, avec un usage ciblé vers les communautés politiquement isolées. Cela peut passer par des processus moins centrés sur la discussion et davantage sur d’autres moyens d’expression, tels que l’art par exemple. Nous devons tester plein de nouveaux modèles afin de réenchanter la participation et la démocratie.

DDD : Samuel Bagg, pouvez-vous nous dire où vous situez-vous entre nos précédents intervenants ?

Samuel Bagg : Probablement quelque part au milieu, concernant mon enthousiasme pour la sortition. Je pense qu’elle a sa place dans la démocratie de demain, mais qu’elle n’est pas nécessairement plus légitime que l’élection et qu’elle ne résout pas tous nos problèmes. Je préfère voir la sortition comme un outil pour lutter contre la corruption, plutôt que comme un nouveau mode de représentation.

Je suis d’accord avec les nombreuses critiques de l’élection que font les partisans de la sortition, mais il me semble peu prudent de vouloir tout remplacer par du tirage au sort. Et puis, je ne crois pas que les intérêts privés qui biaisent aujourd’hui les élections resteraient passibles dans une lotocratie : il ne faut pas les sous-estimer, ils finiraient par trouver un moyen de contourner le système et d’influencer les tirés au sort comme ils influencent aujourd’hui les élus.

Malheureusement, je pense qu’on ne pourra jamais totalement empêcher ces intérêts privés d’exercer leur influence sur les institutions. L’élection et la sortition sont deux outils démocratiques qui, une fois combinés, doivent nous permettre de réduire au maximum les effets de la corruption. Je crois par exemple que les citoyens tirés au sort seraient plus efficaces dans de petits comités de surveillance aux missions très précises plutôt que dans de grandes assemblées législatives, comme cela est souvent proposé par les partisans de la lotocratie.

DDD : Cristina, la vision de Samuel sur la sortition vous a-t-elle convaincue ?

Cristina Lafont : En partie, oui. Je suis d’accord avec le fait de ne pas considérer la sortition comme un remplaçant de l’élection pour incarner l’intérêt général. De même, je pense qu’il ne faut pas confier des missions avec trop d’enjeux aux citoyens, car ils risquent d’agir très différemment par rapport aux assemblées citoyennes qu’on peut observer aujourd’hui.

Cependant, je trouve que les citoyens tirés au sort ne sont pas du tout une solution contre la corruption. Bien au contraire, puisqu’ils ne doivent rendre de comptes à personne, ils sont très susceptibles d’être influencés par des personnes en mesure de leur proposer un poste bien payé dans telle entreprise après leur mandat, etc. Cela peut se faire bien plus facilement qu’avec des élus qui, eux, ont une carrière et une image à défendre auprès de leurs électeurs.

Là où les assemblées citoyennes peuvent être utiles, c’est pour résoudre les problématiques où les élus sont juges et partis, par exemple la réforme du système électoral ou le découpage des circonscriptions.

Samuel Bagg : Je crois qu’il est plus facile de mettre en œuvre des mesures anti-corruption visant des citoyens tirés au sort que des élus. Vous parlez d’un échange de faveurs consistant à offrir un poste dans une entreprise. Cette pratique existe déjà avec nos élus, et nous avons justement beaucoup de mal à la combattre, car il est difficile d’interdire à des experts gouvernementaux de partir travailler dans le secteur privé. En revanche, il est beaucoup moins contraignant d’interdire à des citoyens tirés au sort qui ont travaillé, par exemple, sur une loi santé, de commencer une nouvelle carrière dans ce secteur à la fin de leur mandat, car ce n’est pas quelque chose qu’ils auraient naturellement fait.

Brett Hennig : Je ne crois pas qu’il faille surestimer la responsabilité des élus, sinon que penser d’un président qui en est à son dernier mandat ? S’il n’a plus de pression électorale, n’est-il donc plus responsable ? Je ne crois pas, la responsabilité passe par d’autres chemins et les citoyens tirés au sort en font également preuve. Je pense par exemple au fait de justifier auprès du peuple les raisons qui nous pousse à prendre telle ou telle décision, je pense à la presse libre qui analyse ces décisions, au système judiciaire qui vérifie que les procédures sont respectées, etc.

Je ne crois pas que les gouvernements agissent avec tant de responsabilités quand, la plupart du temps, ils ignorent les propositions élaborées par les assemblées citoyennes telles que la Convention citoyenne pour le climat en France. En réalité, au risque de paraître radical, je ne pense pas que l’élection soit démocratique, tout comme l’a expliqué Bernard Manin dans Principes du gouvernement représentatif.

L’élection prive le peuple de sa souveraineté. Dans une démocratie idéale, tous les citoyens délibèreraient, seraient abondamment informés et voteraient les lois. Mais cela est impossible pour des raisons matérielles, c’est pourquoi les assemblées citoyennes ont été créées, pour créer une simulation de ce que serait cette démocratie idéale auprès d’un échantillon du peuple.

Pour répondre aux craintes de Sonia, je reconnais qu’il est difficile d’inclure toutes les communautés dans la sortition tant qu’elle n’est pas obligatoire. C’est pourquoi nous adaptons nos méthodes : plutôt que d’envoyer des courriers, nous allons parfois toquer à la porte des habitants pour les inviter directement à participer, etc.

Source

Deliberative Democracy Digest – Debating Sortition

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