Cette série d’articles a pour but de synthétiser et de commenter l’étude très complète rendue par l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Économiques) en juin 2020 sur les processus délibératifs innovants et les nouvelles institutions démocratiques qui en résultent (voir Sources).
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Qu’est-ce que délibérer ?
La délibération est un processus permettant à un groupe de prendre une décision sur un sujet donné en prenant en compte les avis de chacun. L’objectif est de parvenir à un terrain d’entente, un consensus. La délibération soulève les notions de débat et de dialogue :
Le débat a pour objectif de confronter plusieurs opinions, d’argumenter, de convaincre afin de faire émerger une position majoritaire.
Le dialogue vise à échanger des points de vue, à nouer des relations, à faire émerger des solutions sur le long terme.
Les deux sont indispensables au processus délibératif : le dialogue permet de prendre en considération un maximum d’avis minoritaires, et le débat tranche sur la question avec une décision ferme approuvée par la majorité du groupe. Le débat seul aboutit à une démocratie de la majorité, tandis que la délibération permet une démocratie du consensus.

La notion de délibération est souvent associée ou confondue avec celle de participation :
Démocratie délibérative : des individus (citoyens et/ou élus ou autres représentants) sont sélectionnés afin de former un groupe circonscrit dont l’objectif est de délibérer sur un sujet donné et d’y apporter une décision ou un avis.
Démocratie participative : l’ensemble des citoyens touchés par un sujet (local ou national) se voient offrir la possibilité d’exprimer leur opinion, leurs idées, et leurs propositions sur ce sujet.
Ainsi, la participation citoyenne peut être utilisée dans la phase de dialogue d’une délibération, afin de recueillir les avis minoritaires des citoyens concernés, mais les deux notions peuvent aussi être mises en œuvre indépendamment l’une de l’autre :
- Dans le système de la Confédération Suisse, les deux chambres législatives sont contraintes de prendre en considération de nombreux avis minoritaires (cantons, partis politiques, organisations diverses), ce qui les incite à adopter une posture délibérative dans le vote des lois. Pourtant, cela ne s’adjoint pas d’un processus de participation citoyenne (qui existe aussi sous différentes formes dans le système suisse).
- Le référendum est un outil de démocratie participative : les citoyens s’expriment en votant sur une question précise. Mais cela ne fait aucunement intervenir de processus délibératif, car la question et les choix ne peuvent être modifiés, rendant impossible toute forme de consensus sur le sujet.
La démocratie délibérative englobe trois paramètres fondamentaux, qui sont par ailleurs utilisés dans l’étude de l’OCDE afin de comparer les différents exemples entre eux :
- La qualité du processus délibératif : prise en compte des avis minoritaires, prise de recul afin de peser le pour et le contre, obtention d’informations pertinentes et objectives sur les sujets étudiés.
- La représentativité : méthode de sélection des délibérants (principalement le tirage au sort) permettant d’assurer une représentation des citoyens concernés.
- L’impact : existence de conséquences concrètes aux décisions ou avis rendus par les délibérants, légitimité auprès des citoyens, et prise en compte par les pouvoirs publics.
Pourquoi délibérer ?
Faire évoluer un système inadapté
L’OCDE, dans son étude, montre que plusieurs facteurs tendent aujourd’hui à favoriser la démocratie délibérative afin de permettre l’émergence de nouvelles solutions face aux défis de nos sociétés :
- Économiquement, on observe un accroissement des inégalités de richesse entre individus ainsi qu’une mutation profonde du secteur de l’emploi due à l’automatisation croissante du travail. Nos systèmes traditionnels ne permettent peut-être pas de prendre les décisions les plus bénéfiques sur le long terme.
- Culturellement, la société se fragmente avec des groupes de « laissés-pour-compte » peu représentés qui subissent ces évolutions économiques. La question de l’identité et de l’immigration est génératrice de nombreux conflits, souvent très polarisés, qui ne laissent aucune place au consensus et créent des crises politiques durables dans de nombreux pays.
- Politiquement, peu de démocraties sont aujourd’hui massivement approuvées par leurs citoyens en dehors des exceptions telles que la Confédération Suisse (approbation de 70%, contre 45% en moyenne pour les pays de l’OCDE). Il semble que les citoyens ne soient pas seulement intéressés par les résultats, mais aussi par le processus démocratique qui permet d’y parvenir. Selon plusieurs études, cette crise de confiance est très coûteuse en termes d’opportunités économiques, de cohésion sociale, et de radicalisation politique.
- Technologiquement, la défiance envers l’État et la polarisation des citoyens sont amplifiés par l’usage croissant des réseaux sociaux parmi la population. En outre, ces média peuvent aussi se transformer en outils de démocratie participative. La transformation digitale de nos sociétés appelle également un besoin d’ouverture et de transparence de l’État sur sa gestion : il s’agit de la notion d’Open Government.
- Environnementalement, nous savons que nos sociétés humaines génèrent des effets profonds et durables sur notre planète ; les gouvernements actuels n’ont pas été pensés pour gérer ces problématiques de très long terme.
La délibération représentative : une solution prometteuse
L’étude de l’OCDE s’intéresse aux processus délibératifs dont les participants sont tirés au sort, de manière à garantir une représentativité de l’ensemble de la communauté (on parle aussi de « Mini-publics »). Plusieurs raisons expliquent ce choix :
- Le recours aux citoyens dans le processus délibératif permet de faire émerger une certaine intelligence collective, une diversité cognitive, et donc des solutions inédites aux défis rencontrés par la société.
- La décision prise par un processus délibératif représentatif suscite davantage de confiance parmi la population que celle prise par un gouvernement. Cela est aussi l’occasion pour les citoyens de constater toute la difficulté de parvenir à une solution satisfaisante, stimulant ainsi leur engagement collectif et civique.
- Le résultat de la délibération représentative ne se base pas sur une opinion publique (démocratie participative), mais sur un jugement public, qui est atteint en allouant suffisamment de temps aux délibérants pour s’informer, discuter, et faire des recommandations.
- La délibération représentative revêt une certaine légitimité qui lui permet de prendre des décisions difficiles, que le système traditionnel ne parvient pas à prendre, faute de parvenir à un consensus (exemple : mariage gay et droit à l’avortement en Irlande).
- Les délibérants, bien que peu nombreux au regard de l’ensemble de la population, ressortent grandis du processus, avec l’acquisition de connaissances sur les sujets abordés et un développement de leur sens politique.
- La prise de décision est inclusive car les délibérants sont représentatifs de la communauté dans son ensemble, y compris certaines catégories traditionnellement peu représentées en politique (jeunes, chômeurs, handicapés, et autres minorités).
- Le processus délibératif représentatif se veut transparent et ouvert, ce qui limite les risques de corruption et d’influence des délibérants par des groupes de pression.
- La délibération permettrait de contrecarrer la polarisation de l’espace politique entre différentes factions ethniquement, religieusement, ou idéologiquement opposées.
Quand utiliser la délibération ?
La délibération peut s’avérer particulièrement utile pour résoudre les situations suivantes :
- Lorsqu’une question fait appel à nos valeurs personnelles. Plutôt que de polariser le débat sur deux opinions qui s’affrontent férocement, la délibération incite au dialogue, à l’écoute, au sens critique, et au respect de l’autre. Elle est donc efficace pour traiter les problématiques liées à l’éthique.
- Lorsqu’il faut apporter une solution à un problème complexe. Les délibérants disposent de temps et de ressources afin de s’informer sur le sujet qu’ils doivent traiter ; ils écoutent les avis des parties prenantes (experts, think tank, hauts fonctionnaires, entreprises, associations, etc.) et cherchent ensuite un compromis tenant compte de ces différents intérêts.
- Lorsqu’il faut traiter des sujets de long terme dépassant l’horizon électoral. Certains investissements (écologie, éducation, santé, infrastructures, etc.) nécessitent de prendre des mesures peu populaires à court terme (accroissement des dépenses) afin de récolter des bénéfices à long terme. La délibération permet de parvenir à une solution plus proche de l’intérêt général en comparaison des gouvernements élus qui ne sont électoralement pas incités à entreprendre ces réformes.
Toutefois, la délibération représentative a ses limites, et ne permet pas de répondre aussi efficacement à tous les défis de la démocratie :
- Les processus délibératifs représentatifs prennent du temps et ne sont pas capables de prendre des décisions d’urgence.
- La délibération représentative seule ne permet pas de faire participer directement les citoyens au processus de décision, ce qui est un aspect fondamental de la démocratie.
Sur ce dernier point, James FISHKIN a mis en évidence un trilemme selon lequel une institution démocratique ne peut bénéficier à la fois d’une égalité politique, d’une participation citoyenne, et d’une délibération de qualité. Seuls deux des trois caractéristiques peuvent être réunies en même temps :

- Égalité + Participation = Démocratie directe, référendum
- Participation + Délibération = Délibération non représentative dont les membres sont élus (Assemblée nationale) ou auto-sélectionnés (Comités d’intérêt dans le Modèle de Bouricius).
- Égalité + Délibération = Délibération représentative, ou mini-public
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