La démocratie a-t-elle besoin des élections ?

Introduction

La popularisation du concept d’assemblée tirée au sort dans le domaine des sciences politiques a conduit Hervé Pourtois, l’auteur de l’article qui est résumé ici (voir Source), à s’interroger sur la légitimité de l’élection en tant qu’instrument démocratique.

On observe en effet une crise de la représentation dans les démocraties modernes, qui se manifeste par une baisse de confiance des citoyens envers les assemblées élues. Le tirage au sort apparaît alors comme un moyen de résoudre cette crise, soit en complément de l’élection, soit en la remplaçant.

La manière de choisir les représentants qui exercent le pouvoir politique au nom du peuple est plus compliquée qu’elle n’y paraît. Tout d’abord puisque la démocratie ne se résume pas à cette question : la manière de délibérer a également une importance dans la qualité d’une décision politique. Ensuite, les représentants doivent partager le pouvoir politique avec tout un ensemble d’autres acteurs : autorités administratives, juridictions, forums internationaux, etc. Tous ces éléments sont à prendre en compte quand il s’agit d’arbitrer entre élection et tirage au sort.

Les défenseurs du tirage au sort lui trouvent un certain nombre d’avantages : une meilleure représentativité sociologique, l’égalité des citoyens dans l’accès au mandat de représentant, une diversité sociologique qui favorise une intelligence collective, et une immunité des tirés au sort contre les effets pervers du carriérisme ou de la soumission à un parti politique.

Si le tirage au sort est en effet prometteur, la question centrale que souhaite aborder l’auteur est la suivante : quelles sont les vertus de l’élection que le tirage au sort ne peut pas remplacer ? Il y répond au travers des quatre critères qui caractérisent, selon lui, la légitimité démocratique :

  1. Le consentement des citoyens à être gouvernés ;
  2. L’inclusion égalitaire des citoyens dans le processus de décision ;
  3. Le contrôle et la contestation des décisions et des décideurs par les citoyens ;
  4. Les qualités épistémiques du processus de décision.

Le consentement

En élisant des représentants, les citoyens les autorisent explicitement à prendre des décisions politiques en leur nom. À l’inverse, le peuple n’a pas son mot à dire quand les représentants sont choisis aléatoirement. À ce titre, l’élection serait plus légitime, car les citoyens consentent à se faire gouverner par des représentants qu’ils ont eux-mêmes choisis.

Toutefois, cet argument est assez fragile. En effet, les élus n’ont jamais le consentement de l’intégralité des citoyens, mais uniquement de la petite fraction qui correspond à ses électeurs. La légitimité démocratique vient donc davantage de la procédure utilisée que du résultat de l’élection. Dans cette idée, la procédure de tirage au sort pourrait bénéficier de la même légitimité que celle de l’élection si les citoyens consentent à être gouvernés par des représentants choisis aléatoirement.

En revanche, les citoyens sont responsables de leur choix lors des élections (ou de leur non-choix s’ils se sont abstenus). Ainsi, dans les affaires internationales, on peut imputer à une communauté de citoyens la responsabilité des actes commis par ses représentants élus, ce qui tout à fait impossible si ces représentants sont tirés au sort : le peuple n’ayant jamais pu influer sur la désignation des représentants, il ne partage aucune responsabilité avec eux.

L’inclusion égalitaire

Tous les citoyens doivent être en mesure de participer de manière égale à la décision politique, directement ou indirectement. Cette égalité est facilement identifiable dans le cas de l’élection : chaque citoyen dispose du même droit de vote pour choisir un représentant et chacun peut librement se porter candidat à une élection.

Cependant, en pratique, on constate que l’élection n’inclut pas l’ensemble des citoyens. En effet, les citoyens appartenant à une classe sociale défavorisée votent moins que les autres et se portent rarement candidats. La dynamique électorale crée sa propre classe sociale, constituée d’élites professionnelles qui ont étudié dans les mêmes écoles et qui fréquentent les mêmes cercles : la classe politique.

Le tirage au sort apparaît comme une solution idéale pour constituer une assemblée socialement inclusive qui n’est pas soumise à ces différents biais. Chaque citoyen a une chance égale d’être choisi par tirage au sort, ce qui permet d’éviter la formation d’une classe politique déconnectée des réalités.

Toutefois, cette inclusion est, là aussi, souvent compromise en pratique. À moins de rendre le tirage au sort obligatoire, il existe un biais d’auto-sélection qui conduit les citoyens à accepter ou refuser leur mandat en fonction de la légitimité qu’ils s’accordent. Une légitimité qui est généralement plus faible dans les classes sociales défavorisées. Quoiqu’il en soit, même si le tirage au sort offre une solution imparfaite, elle est déjà significativement plus inclusive que l’élection.

Cependant, on observe une dynamique dans les assemblées élues qui tend à une inclusion de plus en plus large des citoyens. Ainsi, la parité, l’âge, et l’origine sociale sont de mieux en mieux représentés dans les hémicycles, notamment grâce aux revendications des citoyens. Le tirage au sort n’est donc pas la seule solution pour rendre les assemblées plus inclusives et égalitaires.

D’autre part, le tirage au sort prive les citoyens d’une participation régulière à la vie publique : les élections sont des expériences sociales et démocratiques qui permettent à tous les citoyens de s’intéresser et d’influencer les affaires politiques de leur pays. Les probabilités d’être tiré au sort sont si faibles qu’aucun citoyen ne peut raisonnablement espérer siéger à l’assemblée une fois dans sa vie et bénéficier d’une expérience politique riche et édifiante. Ainsi, l’égalité du droit de vote produit ses effets sur l’ensemble des citoyens, tandis que l’égalité du tirage au sort n’a de conséquence que pour ceux qui sont choisis.

La contestabilité des décisions

Les représentants élus doivent rendre compte de leurs décisions à leurs électeurs. Si ceux-ci ne sont pas satisfaits, ils peuvent contester le bilan de l’élu et choisir de ne pas le réélire.

Cette contestabilité apparaît comme un moyen d’action assez faible, puisque les élections n’ont lieu que tous les quatre ou cinq ans. Durant son mandat, un élu dispose d’une grande liberté pour gouverner au mépris de l’intérêt de ses électeurs. Cependant, les élus et les partis politiques anticipent le jugement des électeurs de deux manières : soit en adaptant leurs décisions politiques de manière à ce que les effets positifs deviennent perceptibles au moment de la réélection, soit en cherchant à convaincre leurs électeurs du bien-fondé de leurs décisions contestées.

Puisque les élus cherchent en permanence à anticiper le jugement de leurs électeurs, ceux-ci, en exprimant leur opinion, disposent d’un pouvoir d’influence important sur les élus. Et cette expression n’a pas lieu qu’au moment de l’élection, elle se déroule tout au long du mandat, par le biais de manifestations par exemple. Il y a donc un dialogue permanent entre gouvernants et gouvernés et un ajustement des politiques en fonction de l’opinion des électeurs.

Pour une assemblée tirée au sort, il semble beaucoup plus difficile de recréer ce mécanisme de « sanction électorale » qui incite naturellement les gouvernants à agir avec responsabilité. On peut imaginer des procédures pour révoquer les représentants tirés au sort qui auraient pris de « mauvaises » décisions. Cependant, un tel représentant n’étant pas un professionnel de la politique, il souffrirait beaucoup moins de sa révocation qu’un élu. En conséquence, il serait moins incité à anticiper le jugement des citoyens dans son processus de prise de décision.

On peut aussi imaginer d’autres formes de dialogue entre une assemblée tirée au sort et les citoyens, comme l’usage de sondages ou de plates-formes participatives, mais ces solutions ne seront jamais aussi contraignantes que la sanction électorale.

Toutefois, il faut reconnaître que la nécessité d’un dialogue entre une assemblée tirée au sort et les citoyens est moins cruciale que pour une assemblée élue, car les députés tirés au sort constituent un échantillon représentatif de l’ensemble des citoyens. À ce titre, leurs décisions sont naturellement plus proches de l’intérêt public et génèrent moins de contestations.

Les membres d’une assemblée tirée au sort n’ont de comptes à rendre à personne, car ils n’ont pas été choisis pour représenter les préférences politiques d’un électorat ni pour agir en leur nom, mais pour constituer un échantillon représentatif. Ce sont les décisions collectives de l’assemblée qui sont éventuellement contestables par l’ensemble des citoyens. Cependant, un citoyen opposé à une telle décision pourra difficilement la contester, puisqu’il sait que si lui-même avait fait partie de l’assemblée et qu’il avait délibéré dans les mêmes conditions, le résultat aurait été sensiblement identique.

La seule chose que les citoyens puissent contester, c’est la procédure utilisée par une assemblée tirée au sort. Ils pourraient ainsi remettre en cause la représentativité statistique de l’échantillon ou les conditions de délibération.

Il existe donc un risque qu’une assemblée tirée au sort agisse comme un despote bienveillant, négligeant l’opinion publique au motif que l’assemblée, grâce à sa représentativité et à ses méthodes de délibération, prend les meilleures décisions possibles. Elle n’inciterait pas non plus les citoyens à développer leur jugement politique, se contentant de leur demander une confiance aveugle.

Ainsi, selon l’auteur, une assemblée tirée au sort produirait intrinsèquement les meilleures décisions, mais cela se ferait au détriment de l’ensemble des citoyens qui ne seraient plus politiquement stimulés par le débat public et les élections.

La qualité des décisions

La légitimité démocratique, au-delà du consentement, de l’égalité et de la contestabilité, passe aussi par la qualité des décisions prises par une assemblée de représentants. Celle-ci découle directement de la nature des représentants et de la manière dont ils délibèrent.

Dans une assemblée élue, les représentants ont tout intérêt à user de moyens rhétoriques douteux pour travestir la réalité et convaincre leurs électeurs (toujours dans la perspective d’une réélection). Le rapport de force est la logique qui domine l’hémicycle : le camp qui arrive à former une majorité obtient le pouvoir. La recherche de la majorité impose souvent de mener des négociations et de marchander avec d’autres partis politiques, au détriment d’une discussion incluant toutes les forces politiques en vue d’élaborer une solution commune.

Les représentants tirés au sort ont moins de risque de tomber dans ces travers. Ne mettant ni leur carrière ni leur réputation en jeu, ils feraient preuve de davantage d’impartialité. Grâce à leur diversité sociale, ils parviendraient à dégager davantage de points de vue et de perspectives qu’une assemblée socialement homogène. Et enfin, n’étant pas liés à un parti politique, les représentants tirés au sort seraient davantage mus par le désir de trouver un consensus plutôt qu’à construire une majorité.

Cependant, dans une assemblée élue, les représentants jouent à armes à peu près égales en matière de compétences politiques : débat, rhétorique, etc. Si elles ne sont pas acquises par l’expérience, les partis se chargent de former les néophytes. Dans le cas d’une assemblée tirée au sort, ces compétences seraient aléatoirement distribuées parmi ses membres, occasionnant une disproportion dans le poids de certaines paroles.

La rhétorique perfide des élus est en général empêchée par les réactions et les critiques de l’opposition ainsi que de la société civile qui observe les débats et les discours qui ont lieu dans l’hémicycle ou l’espace public. Ce contrôle est beaucoup moins fort dans le cas d’une assemblée tirée au sort, puisqu’il n’y a pas d’opposition formelle et que celle-ci n’est pas nécessairement compétente pour contrecarrer un discours malhonnête.

Conclusion

L’auteur conclut qu’un supprimant l’élection au profit du tirage au sort, on priverait la démocratie d’un ensemble de vertus (responsabilisation des représentants, participation politique égalitaire, dialogue entre gouvernants et gouvernés, contestation des décisions et critique des discours) que le tirage au sort ne parviendrait pas à remplacer, et ce, en dépit des améliorations significatives qu’il apporte.

Sans négliger les biais de l’élection, il faut partir de nos systèmes démocratiques actuels et essayer de les améliorer, plutôt que de repartir de zéro. Et cette amélioration passe peut-être par l’utilisation du tirage au sort, que ce soit via un parlement mixte ou des consultations citoyennes.

Source

POURTOIS – Les élections sont-elles essentielles à la démocratie ? (2016)

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