Introduction
Burk et Kies, les auteurs de l’article, partent du principe qu’un modèle de démocratie basé sur une ou plusieurs assemblées tirées au sort est souhaitable, en complétant ou en remplaçant le mécanisme de l’élection, comme dans le modèle de Wright et Gastil.
L’objet de leurs travaux consiste à identifier les différentes manières d’opérer une transition entre nos démocraties actuelles et ces modèles théoriques. Deux stratégies sont passées en revue : une réforme brutale des institutions, et une institutionnalisation progressive du tirage au sort.
Réforme du système électoral
Cette approche est la plus frontale : elle consiste à changer radicalement de système politique, que ce soit via un référendum ou une décision du Parlement. Cette stratégie, bien qu’efficace à court terme, engendre de nombreuses conséquences négatives et des risques pour le nouveau système mis en place.
Résistance au changement des citoyens
Tout d’abord, les citoyens ne sont pas susceptibles de soutenir une telle réforme, car ils possèdent une aversion naturelle pour le risque. Or, un système politique basé sur le tirage au sort n’ayant jamais été expérimenté à grande échelle, les citoyens préfèreront opter pour le statu quo, c’est-à-dire le maintien de l’élection. Bien entendu, cette réticence peut être réduite ou augmentée selon le contexte politique et le traitement de l’information lié au nouveau système.
Un système basé sur le tirage au sort repose sur des concepts politiques totalement nouveaux avec lesquels les citoyens sont peu familiers. Ainsi, la légitimité d’une assemblée tirée au sort ne repose plus sur le vote des citoyens, mais sur la procédure de tirage au sort et la représentativité statistique de ses membres. Le nouveau système apparaîtra nécessairement comme « complexe » vis-à-vis de l’ancien, ce qui est de nature à générer des incompréhensions et à diminuer sa légitimité globale.
Résistance des élus
L’accord des élus est généralement obligatoire pour faire passer une réforme constitutionnelle. Or, ceux-ci sont encore moins susceptibles d’y adhérer que les citoyens. Il est dans la nature de tout système politique de chercher à se maintenir dans le temps, on doit donc s’attendre à ce que les élus s’opposent à un système qui vise à les priver de leurs pouvoirs.
Ainsi, les deux seules manières de convaincre les élus de supporter une réforme systémique sont :
- Soit une forte popularité de la réforme auprès des citoyens (mais nous venons de montrer que c’était une condition difficile à remplir)
- Soit de garantir le maintien d’une partie du pouvoir des élus dans le nouveau système, par exemple avec une chambre basse tirée au sort et une chambre haute élue.
En outre, l’idée d’un système politique basé sur le tirage au sort doit être défendue non seulement du côté des citoyens, mais aussi via des acteurs institutionnels (associations, universitaires, think tank, partis politiques, groupes d’intérêt, etc.) capables d’apporter de la crédibilité à cette démarche afin de convaincre les élus.
Le manque de preuve de concept
Tant qu’un système n’a jamais été expérimenté en pratique, il est impossible de savoir s’il fonctionnera comme voulu. Ainsi, plusieurs caractéristiques d’une assemblée tirée au sort permanente restent incertaines, notamment les relations entre citoyens tirés au sort et leur perception de leur propre rôle ainsi que de leurs responsabilités.
On peut aussi s’interroger sur la manière dont les autres institutions percevront la légitimité et le poids politique des décisions prises par une assemblée tirée au sort, notamment si le système prévoit le maintien d’une assemblée élue. La relation entre les tirés au sort et le reste des citoyens est aussi incertaine : de quelle manière prendront-ils en considération les demandes du peuple, et quelle légitimité celui-ci leur accordera-t-il ?
Il existe également un risque de voir les membres de l’assemblée tirée au sort se professionnaliser et adopter de nouvelles compétences ainsi qu’une posture leur permettant de mieux accomplir leur mandat, mais en écornant leur image de « citoyen comme les autres » et donc leur légitimité.
Il est aussi très difficile d’anticiper la visibilité dont bénéficiera une telle assemblée. Si le phénomène attirera probablement l’attention des médias au début, elle diminuera peut-être au cours du temps. Car un des avantages annoncés d’une assemblée tirée au sort est justement de mieux politiser les citoyens en les faisant s’intéresser aux travaux parlementaires. Peut-être qu’en l’absence de tribuns à forte personnalité – comme on peut en trouver dans les assemblées élues –, les citoyens se désintéresseront des débats parlementaires, ce qui compromettra d’autant plus la légitimité du système.
Institutionnalisation préalable d’assemblées consultatives
Pour éviter les effets néfastes d’une réforme brutale des institutions, les auteurs proposent une implémentation progressive de la démocratie délibérative, en commençant par des assemblées tirées au sort « consultatives », c’est-à-dire sans véritable pouvoir.
Si le fait de donner du pouvoir (limité) à une assemblée tirée au sort, comme cela a pu être le cas en Colombie britannique, ou en Irlande, est intéressant à bien des égards, cela ne garantit en rien le succès de la démarche ni la hausse de popularité du principe du tirage au sort.
En réalité, ce qu’a pu nous apprendre le cas de l’Irlande, le seul à être un relatif succès, c’est que de telles assemblées peuvent être utiles si elles réunissent les quatre facteurs clefs de succès suivants :
- Inclure les élus dans le processus ;
- Faire délibérer les citoyens tirés au sort sur un sujet déterminé à l’avance ;
- Laisser le dernier mot soit aux élus, soit au peuple via référendum ;
- Organiser des assemblées régulièrement sur des sujets ne touchant pas à la Constitution.
En diminuant le pouvoir et la portée de ces assemblées tirées au sort, on augmente leur efficacité à court terme, ce qui permet d’envisager sérieusement leur institutionnalisation au sein de nos démocraties actuelles. Ce faisant, le tirage au sort aura le temps de rentrer progressivement dans les usages en tant qu’instrument démocratique crédible, et passer une réforme plus audacieuse s’avèrera moins difficile.
Assemblées européennes décentralisées
Au cas particulier de l’Union européenne, les auteurs suggèrent la création d’un dispositif incitant les États membres à organiser des assemblées tirées au sort afin d’alimenter le processus décisionnel européen. De cette manière, le tirage au sort pourrait être démocratisé rapidement dans une large zone géographique.
Une commission composée de membres des instances européennes et de citoyens tirés au sort serait chargée de choisir les sujets devant être mis à l’ordre du jour de ces assemblées régionales. Celles-ci compteraient entre 30 et 60 citoyens tirés au sort qui écouteraient le point de vue des parties prenantes et d’experts pour et contre. Après quelques jours de délibérations, l’assemblée remettrait un rapport à la Commission européenne, récapitulant sa perception du sujet ainsi que d’éventuelles recommandations.
Ce dispositif européen s’adjoindrait d’une obligation de communication importante au niveau national, de sorte qu’un maximum de citoyens puisse être informé des résultats du processus et de la réponse apportée au niveau européen.
Conclusion
En passant par l’étape intermédiaire de l’institutionnalisation des assemblées consultatives, l’adoption d’un système plus radical basé sur le tirage au sort devient moins compliquée, et ce pour trois raisons :
- Les assemblées consultatives permettraient d’étudier le comportement des citoyens tirés au sort sur le long terme et constitueraient une base de réflexion solide pour justifier certains choix concernant le fonctionnement du nouveau système, comme la durée du mandat. De cette manière, il y a moins de risque de provoquer les effets indésirables évoqués plus tôt, tels que la professionnalisation des tirés au sort.
- L’institutionnalisation du tirage au sort permet de montrer aux citoyens la transparence de la procédure, les avantages d’une assemblée représentative et la protection qu’il confère contre l’influence des intérêts privés.
- Les élus seraient plus enclins à soutenir une réforme de fond, puisqu’ayant eux-mêmes participé aux assemblées consultatives et ayant pu en observer le fonctionnement de l’intérieur, ils auraient moins de réticences à envisager un système hybride mêlant tirage au sort et élection.