Trois manières d’inclure des citoyens tirés au sort dans le processus législatif

Introduction

Pour l’auteur James Fishkin, il existe quatre composantes fondamentales de la démocratie :

  1. L’égalité politique (tous les citoyens doivent disposer du même poids politique) ;
  2. La participation (les citoyens doivent être en mesure d’influencer la décision publique) ;
  3. La délibération (les décisions doivent être prises dans un cadre propice à la discussion et à l’appui d’informations éclairantes) ;
  4. L’absence de tyrannie (aucune décision ne doit avoir pour conséquence de priver le peuple ou une partie du peuple de ses droits, lorsque cela est évitable).

Cette conception de la démocratie est expliquée plus en détail dans cet article. Ce que l’auteur met en évidence, c’est la difficulté, voire l’impossibilité de cumuler ces quatre caractéristiques à la fois. D’où l’émergence de plusieurs modèles de démocratie qui reposent sur des combinaisons différentes :

  • La démocratie compétitive est de loin la plus répandue, elle se base sur l’égalité politique et la non-tyrannie. La décision publique ne résulte pas d’une volonté commune, mais d’une compétition entre plusieurs candidats politiques, via le système des élections.
  • La délibération élitiste repose quant à elle sur les notions de délibération et de non-tyrannie. Elle consiste à donner le pouvoir à des assemblées d’experts non représentatives et non soumises à la volonté du peuple, capables de prendre du recul sur les sujets à l’ordre du jour.
  • La démocratie participative est centrée sur le principe de participation. L’objectif est d’inclure un maximum de citoyens dans le processus décisionnel, que ceux-ci soient ou non bien informés sur les sujets en question.
  • La démocratie délibérative combine l’égalité politique et la délibération. Chaque citoyen doit avoir des chances égales de prendre part à une délibération de qualité et de faire entendre son point de vue.

Aujourd’hui, seule la démocratie compétitive est mise en œuvre à grande échelle. Les autres formes de démocraties sont plus ponctuelles : les modèles participatifs et délibératifs sont souvent employés à des fins de consultation publique, mais sans véritable pouvoir. La question est donc de savoir comment interconnecter ces différents modèles afin de créer un système qui puisse bénéficier des quatre composantes fondamentales de la démocratie.

Les inconvénients du modèle purement délibératif

Certains chercheurs envisagent des modèles uniquement basés sur la délibération, avec une ou plusieurs assemblées tirées au sort permanentes chargées d’adopter les lois. L’auteur donne trois inconvénients soulevés par cette idée.

Premièrement, l’incompétence technique des tirés au sort risque de les rendre dépendants des lobbyistes et des fonctionnaires qui les encadrent. Moins les députés sont professionnalisés, plus ils sont vulnérables aux influences extérieures.

Deuxièmement, si l’identité des citoyens tirés au sort peut être protégée quand la durée de leur mandat est courte, il est beaucoup plus difficile d’en faire autant quand elle est de quelques années, comme on peut en attendre d’un député. Cette absence d’anonymat représente un risque élevé en termes de corruption, d’autant plus si les votes ne se font pas à bulletin secret.

Et troisièmement, si leur mandat est de longue durée, les députés tirés au sort risquent de se professionnaliser et d’adopter les « mauvais » comportements qui sont aujourd’hui observables dans des assemblées élues : formation de partis, de coalitions, prééminence des négociations par rapport aux discussions publiques, etc.

Pour remédier à ces faiblesses, Fishkin propose trois modèles dans lesquels la démocratie délibérative complémente d’autres formes de démocratie.

La pré-délibération

Ce modèle, qui est notamment appliqué en Mongolie depuis 2017, consiste à tirer au sort un grand nombre de personnes sur une courte période (quelques jours) afin de classer une liste de propositions sur un sujet donné. Les propositions sont élaborées en amont par les partis politiques traditionnels. Les citoyens tirés au sort agissent comme un « pré-filtre » en écartant du processus législatif les propositions qu’ils jugent inacceptables. Cependant, c’est l’assemblée représentative classique qui reste souveraine pour l’adoption des textes.

Aujourd’hui, ce système n’est appliqué que pour les réformes constitutionnelles, car elles sont propices à l’émergence de multiples contre-propositions. Mais il pourrait aussi être étendu au reste du processus législatif.

La post-délibération

L’idée consiste cette fois-ci à créer un organe délibératif en aval du processus législatif. Comme pour le modèle précédent, il est composé de nombreux citoyens tirés au sort pour une courte période. Son rôle consiste à adopter ou refuser les projets de loi qu’on lui soumet.

Cependant, il serait contreproductif faire passer l’intégralité des lois par cet organe délibératif : cela ferait perdre de l’intérêt au débat parlementaire et allongerait considérablement le processus décisionnel. Fishkin recommande donc de n’utiliser cette voie délibérative que dans le cas où un projet de loi n’arriverait pas à atteindre la majorité des deux tiers au parlement (tout en obtenant la majorité relative de 50 %).

De cette manière, la post-délibération encourage le parlement soit à créer une coalition supermajoritaire de plus de deux tiers des sièges, soit à s’engager dans un véritable débat de fond, projet par projet. Si et seulement si les députés échouent à trouver un accord et faire des concessions, alors la question est soumise aux citoyens tirés au sort qui prennent la décision finale. Un tel modèle serait susceptible de briser la dynamique de polarisation des partis politiques, car forcés de travailler main dans la main pour ne pas céder leur pouvoir décisionnel aux citoyens.

L’initiative délibérative

Dans ce troisième modèle, il s’agit de combiner démocratie délibérative et participative. Un groupe de citoyens tirés au sort est périodiquement constitué pour une courte période afin de sélectionner des propositions qui sont ensuite mises à l’ordre du jour du parlement.

Contrairement au premier modèle de pré-délibération, les propositions sont ici élaborées par les citoyens eux-mêmes, via un dispositif participatif et un seuil de signature à atteindre. De plus, l’organe délibératif est convoqué selon un calendrier déterminé à l’avance (deux fois par an, par exemple) et non en fonction de facteurs externes.

Les parties prenantes ont aussi un rôle plus important à jouer dans ce modèle. Ainsi, les défenseurs d’une proposition peuvent intervenir et répondre aux questions des délibérants, de même que leurs opposants, afin de respecter une égalité politique. Cela rapproche le système des Citizen Initiative Review de l’Oregon (sauf qu’il s’agit de propositions référendaires au lieu de propositions parlementaires dans le cas présent).

Conclusion

Les différents modèles proposés par Fishkin se ressemblent beaucoup, car ils s’inspirent fortement du principe des sondages délibératifs qu’il théorise et met en pratique depuis un certain nombre d’années.

Enfin, l’auteur insiste sur le fait que ces modèles ne sont que de modestes propositions : avec de plus amples recherches sur la démocratie délibérative et la contribution des nouvelles technologies, il ne fait pas de doutes que de nouveaux modèles émergeront et se montreront probablement plus efficaces à l’avenir.

Source

FISHKIN : Random Assemblies for Lawmaking? Prospects and Limits (2019)

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