Maxime Mellina, docteur en science politique à l’Université de Lausanne, a accepté de répondre aux cinq questions suivantes sur le thème de la démocratie :
1. Pourquoi avoir choisi la démocratie comme thème de recherche ?
Mon intérêt porte avant tout sur la politique, c’est-à-dire les systèmes d’organisation et d’autogestion de la Cité, de la communauté. En vivant en Suisse et en pratiquant son système démocratique comme citoyen, j’ai rapidement été passionné par l’ingénierie de la participation qui nous conduit à nous exprimer par referendum plusieurs fois par année sur des sujets divers, variés et complexes. J’ai aussi été passionné, dans certaines régions, par les Landsgemeinde, assemblées générales au sein desquelles plusieurs milliers de citoyens et citoyennes se réunissent pour débattre ensemble des problèmes de la Cité.
J’ai a contrario aussi été marqué par toutes les critiques que l’on peut faire à la démocratie helvétique (comme la domination de l’argent sur les campagnes, la dépolitisation croissante d’une large part de la population, etc.). La démocratie n’est pas le meilleur des systèmes, elle est le moins pire (pour paraphraser Churchill), mais ce qui fait son plus grand intérêt, c’est qu’elle est un système mouvant, dynamique et donc opposé au conservatisme et à l’ordre stable, c’est-à-dire totalitaire.
2. Quel est l’état de santé de nos démocraties représentatives actuelles ?
Le premier point à relever ici est une question de définition et de terminologie qui pourrait sembler être un détail, mais qui me semble centrale. Il s’agit de se demander ce que l’on entend par « démocratie », « démocratie représentative », ou encore « démocratie directe ». Comme le montre Francis Dupuis-Déri dans son ouvrage Démocratie, histoire politique d’un mot, ces termes ne sont pas flottants et neutres mais ils ont été mis sur le devant de la scène au cours de l’histoire par certains acteurs pour défendre leurs intérêts. La « démocratie » est un régime politique où le peuple se gouverne seul, sans autorité suprême qui puisse lui imposer sa volonté et le contraindre à l’obéissance. Or, au cours de l’histoire, les élites ont souvent considéré ce modèle comme une aberration puisque le peuple serait par nature incompétent et irrationnel, et doit donc être contrôlé pour que les États ne sombrent pas dans le chaos. C’est pourquoi il a fallu ajouter la dimension « représentative » à la démocratie (opposée à une dimension « directe ») après les révolutions américaine et française. La démocratie n’est alors plus le peuple assemblé pour délibérer mais le régime électoral, jusqu’ici appelé république, dans lequel une poignée de politiciens élus (que des hommes à ce moment) détiennent le pouvoir, et que l’on a commencé à appeler « démocratie représentative ».
Il est donc difficile de considérer l’état de santé de nos régimes sans comprendre cette différence : s’il s’agit de donner le pouvoir à une petite élite et d’appliquer quelques garde-fous pour que celle-ci ne devienne pas trop tyrannique, le système va bien ; s’il s’agit au contraire de défendre un régime démocratique, on peut constater au sein des États occidentaux une accélération de certains problèmes qui n’en font pas un système en bonne santé. Yves Sintomer, dans sa Petite histoire de l’expérimentation démocratique, évoque plusieurs explications à la crise actuelle de la représentation politique :
- l’arrivée d’une gouvernance en apparence dépolitisée, qui repose sur la vision « d’experts » et dont les décisions profitent largement aux intérêts des classes sociales privilégiées ;
- le décrochage politique des classes populaires, qui se désintéressent des organisations qui défendaient traditionnellement leurs intérêts ;
- ou encore l’impossibilité des États à proposer des solutions aux problèmes sociaux et environnementaux majeurs auxquels ils font face.
3. Que peut-on changer dans les règles du jeu afin de tendre vers une société plus démocratique ?
Pour répondre à la question d’une société plus démocratique, il faut arrêter de penser la démocratie comme un assemblage de règles du jeu. Le projet de démocratisation est bien plus large qu’une simple modification procédurale, il est une défense profonde et continue des libertés et de l’égalité dans tous les domaines de la société et pas uniquement pour ce qui concerne l’accès au pouvoir d’État. Plus qu’une modification procédurale, la démocratisation est une lutte politique permanente et continue pour ces valeurs dans tous les domaines et toutes les structures de la société.
En ce sens, de plus en plus de mouvements citoyens proposent un retour du tirage au sort comme mode de sélection du personnel politique et estiment que la sélection aléatoire permettra de démocratiser nos systèmes et de contrer les problèmes de l’élection. Le tirage au sort a incontestablement ses avantages (l’impartialité, l’égalité de la sélection) mais il a aussi ses problèmes (il neutralise les conflits, il dépolitise) et il doit être considéré dans son ensemble. Il est trop optimiste de penser qu’en introduisant simplement cette nouvelle procédure, l’ensemble des régimes vont changer. L’histoire montre aussi largement que le tirage au sort était majoritairement utilisé par les aristocraties afin de limiter les conflits entre les élites et de stabiliser leur pouvoir (voir Tirage au sort et politique : une histoire suisse de Maxime Mellina, Aurèle Dupuis et Antoine Chollet).
4. Quelles voies pouvons-nous emprunter pour réaliser cette transition démocratique ? Et remplissons-nous des conditions nécessaires ?
Démocratiser la société, c’est donc bien évidemment démocratiser l’accès au pouvoir d’État, en favorisant la participation politique de toutes et tous. Permettre la participation sur un nombre très important de sujets, par les referendums. Permettre aux citoyens et citoyennes de proposer des modifications de lois en déposant des initiatives populaires. C’est redonner sa place aux assemblées populaires, comme les Landsgemeinde en Suisse, à l’échelle locale. Mais c’est aussi par exemple rendre plus égalitaire l’accès aux logements, en favorisant les structures coopératives. C’est enfin démocratiser l’économie en supprimant des structures actionnariales qui favorisent le pouvoir de l’argent et rendre les entreprises aux employé·e·s qui produisent réellement de la valeur. Dans ce sens, la démocratisation n’est pas une transition (il existe toujours certains éléments plus ou moins démocratiques dans nos sociétés), mais un combat et une vigilance constante.
5. Souhaitez-vous mettre en avant des travaux, ouvrages, modèles, expériences, personnes ou organisations dans le domaine de la démocratie qui mériteraient davantage de visibilité ?
J’en ai parlé à plusieurs reprises : les modèles centenaires d’assemblées populaires encore en vigueur en Suisse, les Landsgemeinde, mériteraient d’être plus connues. Les citoyennes et citoyens d’un même Canton se réunissent une fois par année au sein d’assemblées pouvant réunir jusqu’à 10 000 personnes. Les sujets débattus ne sont pas anecdotiques mais concernent les directions les plus importantes à donner au Canton : le taux d’imposition, ou encore les changements constitutionnels ou législatifs. Historiquement, l’assemblée a constitué à plusieurs reprises un lieu de révolte formel des classes populaires, la Landsgemeinde du Canton de Glaris est par exemple pionnière en 1848 sur les questions de diminution du temps de travail. Sur la démocratie helvétique et plus largement la démocratie directe, le petit livre d’Antoine Chollet, Défendre la démocratie directe, aux éditions PPUR, est un apport précieux.
La démocratie helvétique peut donc être un exemple fécond, qu’on oublie trop souvent dans les réflexions sur le sujet.