Loïc Blondiaux, professeur de science politique à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, a accepté de répondre aux cinq questions suivantes (entretien réalisé le 6 septembre 2022) :
1. Pourquoi avoir choisi la démocratie comme thème de recherche ?
J’ai commencé par travailler sur les sondages d’opinion (voir La Fabrique de l’opinion) dans un contexte qui amenait à réfléchir sur les transformations des démocraties contemporaines, sur les dispositifs de propagande et de construction de l’opinion.
Les enseignements de Bernard Manin à Science po m’ont marqués, notamment en 1995 au moment où il a publié Principes du gouvernement représentatif et où s’organisait dans le 20e arrondissement des conseils de quartier tirés au sort. Une véritable nouveauté dans le contexte politique français. C’est là que j’ai commencé, par une enquête de terrain, à travailler sur la démocratie participative et la trajectoire des conseillers tirés au sort, leur montée en compétence ou pas.
Puis j’ai progressivement élargi mon champ de réflexion d’un point de vue théorique en intégrant la notion de démocratie délibérative et en m’intéressant aux innovations démocratiques de tous ordres, mais aussi aux régressions des démocraties qui ne peuvent plus fonctionner comme avant sur un mode strictement représentatif et dont les fragilités peuvent donner lieu à un basculement vers des formes beaucoup plus autoritaires de gouvernement.
2. Quel est l’état de santé de nos démocraties représentatives actuelles ?
Je ne ferai preuve d’aucune originalité en disant qu’elles sont dans un état de déliquescence spectaculaire dont les symptômes renvoient à la défiance des citoyens vis-à-vis de leurs leaders et des institutions, mais aussi à la difficulté grandissante des élus à prendre des décisions et à les imposer autrement qu’en recourant à la force et à des dispositifs de réduction des libertés. Il s’agit donc d’un problème de légitimité et d’efficacité des démocraties contemporaines.
Nous avons affaire à des institutions en voie de déconsolidation, c’est-à-dire qu’elles ont de moins en moins de prises et de relais dans la société (désaffection des citoyens vis-à-vis des élections, évidement des partis politiques, affaiblissement des corps intermédiaires, etc.) alors qu’elles sont confrontées à des épreuves de plus en plus déstabilisantes et menaçantes : pandémie, terrorisme, guerre physique ou psychologique menée par des régimes qui ne se réclament pas de la démocratie (Chine ou Russie, par exemple), changement climatique, etc.
Il n’est pas sûr que les démocraties contemporaines soient en mesure de surmonter ces épreuves et il est au contraire probable qu’elles évoluent vers des formes d’autoritarisme de plus en plus marquées. Mais il ne s’agit pas d’une fatalité, et c’est pour ça qu’avec d’autres nous essayons de réfléchir à l’avènement de formes plus démocratiques qui permettraient d’éviter le pire.
3. Que peut-on changer dans les règles du jeu afin de tendre vers une société plus démocratique ?
Cela renvoie à des stratégies et des moyens très différents que l’on peut inventorier de la manière suivante :
Tout d’abord, les stratégies de transformation des pratiques démocratiques extra-institutionnelles. Il y a tout un ensemble de groupes et d’individus dans la société qui cherchent à changer leurs pratiques, à s’organiser de manière horizontale sans nécessairement dépendre d’un cadre institutionnel. Toutes ces formes de vie démocratique contribuent à transformer les perceptions de ce qu’est la démocratie : il ne s’agit pas uniquement des élections ou des institutions, ce sont aussi des pratiques, des attitudes, des manières de prendre la décision, du respect, de l’empathie, etc. Tout ceci travaille en profondeur la société et peut déboucher sur des changements profonds de nos manières de gouverner et de penser le pouvoir.
Le deuxième type de stratégie consiste à regarder comment fonctionnent les démocraties représentatives et à essayer de faire en sorte qu’elles respectent leurs promesses initiales (égale possibilité pour chacun d’influencer la décision, transparence, pluralisme, etc.). Il s’agit d’un chantier très important qui consiste à comprendre comment on peut lutter contre la corruption, changer nos manières de voter, repenser le financement de la vie politique, assurer le pluralisme d’information, éviter l’hyper-professionnalisation, etc. Ces chantiers sont donc réformistes de la démocratie représentative, car elle ne fonctionne pas si bien. Il faut essayer de sauvegarder ce qu’il reste des partis politiques en tant qu’organisations collectives capables de concevoir des projets, d’agréger des demandes en provenance des citoyens, etc. L’ouvrage collectif Réveiller la démocratie multiplie les propositions dans ce sens.
Enfin, la troisième grande stratégie est celle sur laquelle je suis le plus engagé, elle consiste à réinventer des formes politiques, des institutions et des procédures susceptibles de mieux associer les citoyens au processus de décision et de partager le pouvoir d’agir sur notre destinée. Ces innovations démocratiques vont du referendum d’initiative citoyenne – dont il faut analyser les ressorts et les effets possibles et désirables – jusqu’aux assemblées citoyennes fondées sur le tirage au sort. Grâce aux recherches des 20 dernières années, il y a une multitude d’outils et de pistes qui ont été ouvertes et expérimentées dans différents pays à différentes échelles de gouvernement. Je pense qu’il faut être humble, on n’a pas la prétention d’inventer ex nihilo de nouvelles formes de démocratie, il y en a beaucoup qui viennent du passé comme le tirage au sort, le mandat impératif ou les assemblées populaires.
Mon pari, c’est qu’on ne pourra avoir une chance de transformer nos institutions qu’à condition de considérer ces trois stratégies et de les diffuser dans la société afin de changer les rapports de force et les conceptions du pouvoir, limiter les possibilités pour les représentants de trahir ceux qu’ils sont censés représenter, et de garantir des prises sur l’action et la décision pour les citoyens.
4. Quelles voies pouvons-nous emprunter pour réaliser cette transition démocratique ? Et remplissons-nous les conditions nécessaires ?
Les trois stratégies que j’ai évoquées précédemment ne pourront produire leurs effets que s’il y a un changement d’attitude des citoyens vis-à-vis du pouvoir, c’est-à-dire qu’ils se sentent légitimes, qu’ils soient capables de prendre la parole et de s’engager dans des projets collectifs, qu’ils cessent de penser que la politique n’est pas leur affaire. Il y a un enjeu de responsabilité et d’éducation des citoyens, notre rapport à la chose publique doit être envisagé différemment : l’école favorise bien plus des réflexes de compétition et de conformisme que de coopération et d’imagination.
L’un des paris de ceux qui s’intéressent à la démocratie participative, c’est qu’il n’est pas nécessaire d’attendre une sorte d’idéal démocratique : c’est en confiant des responsabilités aux citoyens qu’ils se responsabiliseront et adopteront des attitudes démocrates. Il s’agit du grand enseignement des assemblées citoyennes telles que la Convention Citoyenne pour le Climat : c’est parce qu’on leur a confié une charge que les citoyens se sont élevés à la hauteur de leur mission et se sont révélés parfaitement capables de l’accomplir, quelles que soient leurs trajectoires antérieures, leur niveau d’éducation ou leur statut socioprofessionnel. Si aujourd’hui les citoyens ne s’intéressent pas à ces questions, c’est qu’on les confine dans un rôle de spectateur de la politique, qu’on les réduit à une activité minimale de citoyen qui consiste à désigner des gens qui vont gouverner à leur place. Si on leur fait confiance, les choses peuvent changer.
Le grand argument de ceux qui ne sont démocrates que dans une certaine limite – ceux pour lesquels la démocratie doit être tempérée et conciliée avec le pouvoir des élites – c’est que les citoyens sont insuffisamment éclairés, éduqués et intéressés pour participer au processus de décision et à la définition des grands choix collectifs. Ainsi, les questions européennes, économiques, fiscales, seraient beaucoup trop compliquées pour que les citoyens puissent s’en saisir. Ce qui est très paradoxal, c’est que dans les affaires judiciaires, on considère que les jurés d’assises sont capables de le faire : la question de la Justice n’est pas uniquement réservée aux magistrats, même si les jurys populaires sont malheureusement en train de disparaître. Si l’on est un démocrate conséquent, il faut prendre au sérieux le fait que pour les questions de justice et de politique, il n’y a pas de savoir qui serait monopolisable par quelques-uns seulement, nous sommes tous capables de comprendre ces questions, car nous sommes tous capables de comprendre ce qui est juste ou injuste.
5. Souhaitez-vous mettre en avant des travaux, ouvrages, modèles, expériences, personnes ou organisations dans le domaine de la démocratie qui mériteraient davantage de visibilité ?
Je trouve que les milieux français de la participation sont trop peu intéressés ou ouverts à ce qui peut se faire dans d’autres pays. Je pense par exemple à un outil qui a été développé par des collègues à moi qui s’appelle Participedia. Il s’agit d’une plate-forme sur laquelle on retrouve un éventail très large de dispositifs et d’expériences participatives qui mériteraient d’être mieux connues.
Je pense aussi à une revue anglo-saxonne qui est spécialisée sur les questions de participation et de délibération et qui est assez peu lue en France : Journal of Deliberative Democracy. Elle accueille des écrits de praticiens et de chercheurs qui me semblent relativement intéressants.
Je trouve aussi qu’on a tendance à sous-estimer tout ce qui se joue aujourd’hui dans des expériences autour de la médiation environnementale. Il y a des travaux très intéressants de Jean-Eudes Beuret et Anne Cadoret autour de ces expériences à l’échelle micro.
Il y aurait encore beaucoup d’autres choses à dire, mais pour le moment je préfère m’abstenir.