La série Baron noir est-elle contre le tirage au sort ?

Avant-propos : des éléments de l’intrigue des trois saisons de la série Baron noir seront révélés dans cet article.

Résumé

Baron noir est une série de politique-fiction qui se déroule en France durant deux mandats présidentiels dans les années 2010. On y suit les aventures d’un homme politique de gauche, Philippe Rickwaert, qui agit comme une véritable éminence grise (un « baron noir »), conseillant les uns, manipulant les autres et n’hésitant pas à trahir ses propres alliés pour arriver à ses fins.

Beaucoup de personnages et de situations sont inspirés de la réalité : le parti socialiste est trahi de l’intérieur par une nouvelle force politique qui vise à rassembler la droite et la gauche au sein d’un mouvement centriste, incarné par la Présidente Dorendeu et son Premier ministre Thorigny. Le spectre de l’extrême droite domine la scène politique : tout le monde craint une arrivée au pouvoir du Rassemblement national. Du côté de la gauche radicale, le mouvement « Debout le peuple » constitué autour de Vidal, un tribun charismatique, grandit peu à peu en siphonnant les forces d’un parti socialiste moribond.

Mais la série fait aussi preuve de beaucoup d’inventivité, puisque des situations inédites se présentent tout au long de la série : procédure de destitution du Président de la République, dissolution de l’Assemblée nationale, projet de rapprochement très étroit entre la France et l’Allemagne (la Françallemagne) en faveur de l’écologie, referendum pour réviser la Constitution et supprimer l’élection au suffrage universel direct du Président de la République, annulation de l’élection présidentielle par le Conseil constitutionnel, etc.

Et, parmi ces exotismes politiques, on retrouve dans les quatre derniers épisodes de la dernière saison ce qui nous intéresse aujourd’hui : le tirage au sort.

Le traitement du tirage au sort dans la série

La dernière campagne présidentielle de la série est perturbée par l’arrivée d’un nouveau joueur : Mercier. Il s’agit d’un simple professeur de SVT qui s’est fait connaître sur internet en publiant des vidéos où il s’en prend à la démocratie élective. Ainsi, il s’amuse régulièrement à parler « d’irresponsables politiques » pour désigner les élus et préconise un système démocratique basé sur le tirage au sort, comme à Athènes.

Par un concours de circonstances à son avantage, Mercier finira au second tour de l’élection présidentielle. Il bénéficiera notamment du soutien de l’extrême droite et de l’extrême gauche qui cherchent toutes deux à le manipuler.

Mais Philippe Rickwaert, le héros de la série, voyant que Mercier va l’emporter, mettra en œuvre de très grands moyens pour faire annuler le second tour de l’élection et se présenter lui-même comme candidat avant de l’emporter à seulement quelques points d’avance.

Les arguments de la série contre le tirage au sort

« La plus perfide façon de nuire à une cause est de la défendre intentionnellement avec de mauvaises raisons », disait Nietzsche. Or, en choisissant le personnage de Mercier pour défendre le tirage au sort, la série lui met déjà un pied dans la tombe. Les discours du professeur de SVT inspirent davantage la haine envers l’Ancien Monde qu’un désir de construire le Nouveau. Il ne condamnera d’ailleurs pas la gifle qu’un de ses militants assènera à la Présidente de la République.

Christophe Mercier, le défenseur du tirage au sort

Pour le diaboliser davantage, la série pousse Mercier dans les bras des courants politiques les moins fréquentables : l’extrême droite et les « rouges-bruns » d’extrême gauche. Ce rapprochement crée un amalgame en faisant croire que le tirage au sort serait anti-républicain. Mais il faut reconnaître que la série ne se fourvoie pas entièrement, puisque comme le révèle une récente enquête c’est bien chez les extrêmes et les abstentionnistes qu’on trouve le plus de soutien au tirage au sort.

Pour enfoncer le clou, les hommes et femmes politiques de la série répéteront sans cesse que Mercier est un « grand malade », faisant bien comprendre au spectateur que le tirage au sort représente un danger pour la République.

En fait, aucun personnage n’essaiera de comprendre la proposition de Mercier. Celle-ci restera d’ailleurs floue jusqu’à la fin de la série : on sait simplement qu’il envisage de réunir une assemblée constituante tirée au sort pour adopter une nouvelle Constitution. L’extrême droite espère occuper le pouvoir pendant la période de transition, tandis que l’extrême gauche semble réellement enivrée par les paroles de Mercier sur la confiscation du pouvoir aux puissants.

Les personnages principaux de la série qui jouissent d’un certain capital sympathie et d’une crédibilité intellectuelle prédiront un véritable effondrement de la société si le candidat du tirage au sort venait à l’emporter, une disparition de la démocratie et un retour de la tyrannie.

On sent donc une sorte de mépris latent pour Mercier et, par extension, pour le tirage au sort et ceux qui le défendent dans notre monde réel. En effet, dans une scène de l’entre-deux tour, on voit la Présidente feuilleter plusieurs ouvrages sur le tirage au sort : « Le tirage au sort, comment l’utiliser ? » de Gil Delannoi, « La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène » de Mogens Hansen, et « La démocratie, c’est vous ! Pour le tirage au sort en politique » de Paul Lefèvre. Celle-ci les qualifiera de « monceau d’absurdité, des couloirs interminables de confusions historiques, des contresens permanents, de la névrose obsessionnelle » sans chercher à aller plus loin.

La Présidente penchée au-dessus d’ouvrages sur le tirage au sort

En synthèse on peut donc dire que la série présente le tirage au sort comme l’ennemi ultime, plus dangereux encore que l’extrême droite qui, jusqu’ici, occupait le rôle d’antagoniste principal.

Les arguments de la série pour le tirage au sort

Il est nécessaire de prendre un peu de recul sur l’œuvre complète pour se rendre compte que la série n’est pas aussi dure qu’il n’y paraît avec le tirage au sort.

Tout d’abord, les scénaristes ont choisi de parler du tirage au sort à un moment de la série où des changements institutionnels apparaissent indispensables pour réformer la démocratie française. En effet, la Présidente elle-même mène une croisade pour abolir l’élection présidentielle au suffrage universel direct, considérant que cela « rend fou » et crée des luttes d’ego et des divisions infinies au sein des partis politiques et de la société. Même si le tirage au sort est caricaturé et mal défendu, il apparaît comme une solution à un problème traversé par toutes les démocraties.

Et puis, si la série se montre critique vis-à-vis du tirage au sort, elle se montre plus critique encore envers l’élection. Épisode après épisode, la série présente la politique comme une succession de luttes d’ego, de haine et d’ambitions personnelles. Nous avons aussi pu observer des entorses continuelles au principe de séparation des pouvoirs, que ce soit entre l’exécutif et le judiciaire ou entre l’exécutif et le législatif. Seule la Présidente Dorendeu parvient parfois à montrer un visage plus noble de l’exercice du pouvoir, avec les inévitables compromis et sacrifices qu’il suppose. Quant au personnage de Balzan, un jeune député qui essaie de rester fidèle à sa cause politique, il finira broyé par le système.

Et il ne faut pas oublier que Rickwaert, sous couvert de bonnes intentions (rassembler la gauche), en vient à commettre une quantité non négligeable d’entorses à l’État de droit, tels que l’empêchement organisé de la Présidente pour annuler le second tour de l’élection présidentielle, le détournement de fonds publics pour acheter des votes (affaire des HLM), l’attribution d’un appel d’offres à un patron véreux contre une somme en liquide (affaire du centre culturel de Dunkerque), ou bien la destruction de l’urne d’un bureau de vote pour faire invalider un scrutin.

C’est donc ce Rickwaert là, rendu attachant au spectateur par l’exposition de sa vie intime, qui se présente comme le chevalier blanc venu sauver la République du tirage au sort. Son ode à la politique à la fin du débat de l’entre-deux tours face à Mercier sonne particulièrement faux quand on se remémore l’inventaire de ses écarts de conduite et ce que « politique » veut dire pour lui :

« Monsieur Mercier, ce soir nous étions en désaccord frontal, c’est la politique : des idées qui s’entrechoquent, des visions du monde qui s’opposent. C’est sur cette base que le peuple se fait son idée et choisit. Ce soir, je crois que nous en avons été dignes, mais si nous avons pu avoir ce beau débat, c’est justement parce qu’il y a des élections. Pourquoi débattre si l’on tire au sort ? Au fond, qu’est-ce qui nous définit, nous, les Français ? Notre culture ? Notre littérature ? Nos paysages ? Notre système social ? Notre histoire ? Oui, tout ceci nous définit, mais notre âme c’est la politique : nous sommes le peuple politique. Celui qui a dit après avoir pris la Bastille “la politique c’est l’affaire du peuple”, et c’est le débat d’idée qui l’organise. Les autres nous ont imités, et ils ont bien fait. La politique pour nous, les Français, c’est une façon de transmettre, de faire société, elle nous rattache à notre passé, à une continuité. Oui, la politique c’est l’autre nom de la France, notre identité. Président, j’en serai le garant. Mes chers compatriotes, si vos élus ne vous plaisent pas, faites-les perdre, remplacez-les, et si cela ne suffit toujours pas, engagez-vous et changez les partis de l’intérieur. Si vous êtes encore déçu, faites comme Monsieur Mercier, créez votre parti et présentez-vous vous-même : faites de la politique, mais ne la supprimez pas. La Révolution a été faite contre le pouvoir de droit divin, n’instaurons pas un nouveau pouvoir qui s’abriterait derrière le Dieu du hasard pour nous voler notre liberté. […] Vive la politique, vive la République et vive la France ! »

Philippe Rickwaert dans le débat de l’entre-deux tours

À aucun moment au cours de la série, le spectateur n’a pu être témoin de la « politique » évoquée par Rickwaert : le « débat d’idée » ou le fameux « faire société ». Bien au contraire, les idées ont toujours été montrées comme une marchandise secondaire de la politique, une sorte de monnaie d’échange au sein de négociations qui visent à assouvir les ambitions personnelles des uns et des autres. Et ceux qui restent trop fidèles à leurs idées, comme Balzan, n’ont pas d’avenir en politique.

Malgré sa diabolisation, le personnage de Mercier parvient tout de même à placer quelques arguments intéressants au cours de ce débat contre Rickwaert :

« Combien ? demande Mercier – 4,6 % d’employés, nous sommes d’accord, l’Assemblée nationale n’est pas assez représentative, répond Rickwaert. – Et aucun ouvrier parmi les députés, renchérit Mercier. Il y a 30 % d’employés et 20 % d’ouvriers en France. Le tirage au sort garantirait mécaniquement cette représentation. — L’important, répond Rickwaert, ce n’est pas ce qu’on est, c’est ce qu’on dit et ce qu’on veut. Un bourgeois peut très bien servir l’intérêt des plus modestes : Victor Hugo, Jean Jaurès, Léon Blum, et la liste est longue. – Certains gros fumeurs gardent leurs poumons intacts, répond ironiquement Mercier, donc il est inutile de combattre le tabagisme, au fond c’est ce que vous dites. Vous défendez l’indéfendable, l’exception ne peut pas faire la règle. »

Rickwaert reproche à Mercier de ne pas donner ses positions sur les grands sujets politiques, celui-ci répond : « Mes convictions n’ont aucune importance. […] Les convictions des candidats n’ont aucune importance parce qu’elles changent une fois au pouvoir. Je ne demande pas au peuple de voter pour mes convictions, je lui demande de voter pour lui, directement. »

Conclusion

Baron noir est une série de politique-fiction d’une qualité rare. Son écriture est précise et technique, grâce à des scénaristes qui viennent eux-mêmes du monde politique. Elle ne tombe pas dans le piège de la caricature en décrivant des politiciens « tous pourris » et ne réserve pas non plus ce traitement au tirage au sort.

Quand on lit entre les lignes, on se rend compte que ce sont surtout les personnages, des élus pour la plupart, qui réagissent négativement et de manière virulente face à un nouveau concept politique qui les menace d’extinction. Il s’agit d’une réaction naturelle, d’un mécanisme d’auto-défense (qui a peut-être aussi influencé la plume des scénaristes malgré eux).

La série reste finalement assez neutre en n’apportant pas de réponse claire : personne ne sait ce qu’il se serait passé si Mercier avait remporté l’élection. Le pays aurait-il sombré dans le chaos ou aurait-il bénéficié d’une révolution démocratique ? C’est à chaque spectateur de s’en faire son idée.

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