Grande enquête sur le tirage au sort

Introduction

Face à la popularité croissante de la démocratie délibérative, les chercheurs Jean-Benoit PILET, Damien BOL, Davide VITTORI, et Émilien PAULIS se sont intéressés à la manière dont les citoyens percevaient les assemblées citoyennes et le tirage au sort.

Une enquête de grande ampleur a donc été menée en Europe afin de déterminer deux choses :

  • Quel est le profil de ceux qui supportent la démocratie délibérative ?
  • Et pourquoi la supportent-ils ?

L’enquête

L’enquête s’est déroulée du 2 mars 2020 au 3 avril 2020 auprès d’environ 15 000 personnes réparties dans 16 pays : Autriche, Belgique (séparée en Belgique wallonne et Belgique flamande), Danemark, Finlande, France, Allemagne, Grèce, Italie, Irlande, Pays-Bas, Norvège, Portugal, Espagne, Suède et Royaume-Uni. L’échantillon respecte les quotas socio-démographiques de chaque pays.

La démocratie délibérative est introduite de la façon suivante : « On parle parfois de la possibilité de laisser un groupe de citoyens décider à la place des élus. Ces citoyens seraient tirés au sort parmi l’ensemble de la population et se rassembleraient pendant plusieurs jours pour délibérer et prendre des décisions politiques, comme les députés de l’Assemblée nationale. »

La question centrale de cette enquête est la suivante :

Pensez-vous que laisser des citoyens tirés au sort prendre des décisions à la place des élus soit une bonne idée ? De 0 pour « très mauvaise idée » à 10 pour « très bonne idée ».

La note moyenne des enquêtés se situe à 4,32 sur l’échelle de 0 à 10. Un peu plus de 18 % des enquêtés sont de fervents opposants au tirage au sort (0) et 6 % de fervents partisans (10).

Les réponses sont relativement polarisées, ce qui est cohérent compte tenu du fait que la proposition est radicale : il ne s’agit pas de demander à une assemblée tirée au sort d’émettre de simples recommandations, mais de prendre des décisions politiques, supposément de voter des lois.

Le profil des partisans du tirage au sort

En croisant les résultats de la question précédente avec d’autres questions, il est possible de trouver des corrélations et d’en déduire des traits statistiques plus ou moins présents chez les partisans du tirage au sort.

Les analyses présentées dans cette partie sont basées sur les données brutes de l’enquête (voir sources pour obtenir les données), mais ne sont pas issues du travail des chercheurs qui présentent leurs résultats sous une autre forme (coefficients de régression linéaire).

Le pays

Lecture du graphique 2.1 : sur l’axe vertical de gauche, les pourcentages correspondent aux barres de données dont les nuances correspondent au graphique 1 (vert = favorable au tirage au sort, jaune = neutre, rouge = opposé). La valeur médiane peut donc être lue sur la ligne des 50 %. La courbe noire représente la valeur moyenne de l’opinion sur le tirage au sort et se rapporte à l’axe vertical de droite qui reproduit l’échelle de 0 à 10.

Comme le montre le graphique 2.2, la répartition de l’échantillon entre les 16 pays est relativement homogène (entre 750 et 960 personnes). Le graphique 2.1 fait quant à lui apparaître de fortes disparités entre les pays concernant l’opinion sur le tirage au sort. En tête, nous retrouvons la Belgique wallonne qui est le seul pays dont plus de 50 % des enquêtés ont une opinion au moins légèrement favorable (6) sur le tirage au sort. Ce nombre descend à seulement 23 % pour le Danemark, qui semble être le pays le plus opposé au tirage au sort parmi les 15 autres.

Les chercheurs démontrent que cette disparité n’est pas liée au nombre d’expériences de démocratie délibérative ayant eu lieu dans chaque pays. Néanmoins, ce n’est peut-être pas tant le nombre que la qualité et la médiatisation de ces expériences qui sont importants. En Belgique wallonne, les Commissions délibératives bruxelloises et le Conseil citoyen permanent de la communauté germanophone de Belgique ne sont probablement pas étrangers à ce bon score. Et en France, 2e pays le plus favorable au tirage au sort de cette enquête, la Convention citoyenne pour le climat a bénéficié d’une très grande portée médiatique, incitant les citoyens à se positionner sur le principe du tirage au sort.

Cependant, le Danemark a aussi été pionnier dans la démocratie délibérative avec les conférences de consensus dans les années 80. Cette réticence pour le tirage au sort des pays scandinaves (puisque la Suède et la Norvège sont juste derrière dans le classement) trouvent une explication dans la suite de l’enquête.

L’âge

Le graphique 3.1 montre qu’il n’existe pas de différence notable entre les classes d’âge, hormis les plus de 65 ans qui se montrent plus opposés au tirage au sort que les autres. La tranche d’âge la plus sensible au tirage au sort semble située entre 25 et 40 ans.

Le genre, le niveau de revenu et le niveau d’éducation

Questions posées :

  • Comment qualifieriez-vous les revenus de votre foyer ? De 0 pour « insuffisants pour vivre correctement » à 4 pour « revenus confortables ».
  • Quel est votre niveau d’éducation : pas de diplôme, BAC uniquement, ou diplôme universitaire ?

Les femmes semblent moins favorables au tirage au sort que les hommes, mais cet écart est très faible. On constate aussi qu’elles se positionnent moins radicalement que les hommes, dans les deux extrêmes (0 et 10).

Le niveau de revenu montre quant à lui des résultats beaucoup plus intéressants. On observe la corrélation suivante : plus le niveau de revenu augmente, plus les enquêtés se montrent favorables au tirage au sort. Mais ceux qui considèrent avoir un niveau de revenu insuffisant pour vivre correctement (7 % des enquêtés) font exception à cette règle, puisque ce sont les plus fervents défenseurs du tirage au sort (mais aussi les plus fervents opposants).

D’un autre côté, l’opinion sur le tirage au sort semble diminuer avec l’augmentation du niveau d’éducation. Ce résultat semble paradoxal si l’on considère qu’un meilleur niveau d’éducation offre de meilleurs revenus. Cependant, les enquêtés n’ont pas indiqué le montant de leur revenu, mais la manière dont ils estimaient qu’il était suffisant ou non pour vivre correctement. Il s’agit donc davantage d’une mesure du pouvoir d’achat relatif au train de vie.

En synthèse, le tirage au sort est davantage soutenu parmi les personnes moins éduquées et celles qui estiment soit avoir un revenu insuffisant, soit vivre confortablement.

L’orientation politique

Question posée : où vous situez-vous sur l’axe gauche-droite ? De 0 pour « extrême gauche » à 10 pour « extrême droite ».

L’orientation politique de l’échantillon suit une répartition relativement symétrique en forme de « W » : un centre très fort qui diminue en partant à gauche ou à droite, puis qui remonte légèrement aux extrêmes. Il faut noter que 10 % de l’échantillon se ne positionne pas sur l’axe gauche-droite.

L’opinion sur le tirage au sort en fonction de l’orientation politique suit aussi une forme de « W », mais beaucoup moins élevée au centre et plus importante aux extrêmes. Les plus fervents opposants se situent à l’extrême gauche et à gauche. Les plus fervents défenseurs se trouvent aussi à l’extrême gauche, et à plus forte mesure (deux fois plus), à l’extrême droite du spectre politique, ainsi que parmi les personnes qui ne se positionnent pas.

En conclusion, le tirage au sort semble séduire les aspirations « anti-système » des extrêmes, tout en bénéficiant d’un soutien modéré parmi les centristes et ceux qui ne veulent pas se positionner sur l’échiquier politique, ce qui peut se comprendre, puisque le tirage au sort vise justement à s’émanciper de la vision « gauche droite » de la politique.

Satisfaction de la démocratie

Question posée : êtes-vous satisfait par la manière dont la démocratie fonctionne dans votre pays ? De 0 pour « très insatisfait » à 10 pour « très satisfait ».

On constate qu’un tiers des enquêtés est au moins légèrement insatisfait par la démocratie de son pays (4 et en dessous). La majorité des personnes interrogées semble donc relativement satisfaite par le fonctionnement de la démocratie élective.

En croisant cette variable avec l’opinion sur le tirage au sort, on observe une corrélation assez nette : plus les personnes sont insatisfaites de la démocratie élective, plus elles sont favorables au tirage au sort. À une exception près, puisque les personnes extrêmement satisfaites (10) sont les plus fervents défenseurs du tirage au sort (27 %) – loin devant les plus insatisfaits (19 %) –, mais ce sont aussi les plus fervents opposants (27 % également). Le débat semble donc excessivement polarisé du côté des très satisfaits.

En dehors de cette exception, la corrélation semble cohérente : ce sont les plus insatisfaits qui ont le plus envie de changer les règles du système démocratique.

Lecture du graphique : les pays sont classés du plus favorable au tirage au sort (Belgique wallonne) au plus opposé (Danemark). Les nuances des barres de données vont du mauve pour l’insatisfaction du système démocratique au bleu pour la satisfaction (axe vertical de gauche). La courbe noire correspond à la moyenne de satisfaction par pays (axe vertical de droite).

Le graphique 6.3 montre que, à quelques exceptions près (Belgique flamande, Grèce et Italie), c’est bien dans les pays où l’insatisfaction pour la démocratie est la plus élevée que le soutien pour le tirage au sort est le plus fort. On retrouve les deux valeurs extrêmes : environ 50 % des Belges sont au moins légèrement insatisfaits par la démocratie de leur pays (4 et moins), contre à peine 13 % chez les Danois. Ainsi, la réticence des pays scandinaves pour le tirage au sort pourrait s’expliquer par leur fort taux de satisfaction démocratique.

Intérêt et compétence politiques

Questions posées :

  • Avez-vous de l’intérêt pour la politique ? De 1 pour « aucun intérêt » à 4 pour « très intéressé ».
  • Êtes-vous d’accord avec l’affirmation suivante : la politique est trop compliquée pour moi. De 1 pour « oui, je suis incompétent en politique » à 4 pour « non, je suis parfaitement compétent en politique ».

Très peu d’enquêtés avouent leur incompétence (6 %) alors que beaucoup s’estiment parfaitement compétents (43 %) en politique. Sur le graphique 7.1, on remarque une nette corrélation : plus les personnes s’auto-évaluent comme compétents, moins ils sont favorables au tirage au sort. À première vue, ce résultat semble incohérent, puisqu’en acceptant l’idée du tirage au sort, on accepte l’idée selon laquelle les citoyens dans leur ensemble sont suffisamment compétents pour siéger dans une assemblée.

Peut-être que la formulation de la question n’était pas assez précise, le terme de « compétence politique » pouvant signifier plusieurs choses : capacité à comprendre le système actuel, connaissances des actualités politiques, capacité à se faire élire, etc. La question posée n’était pas : « vous sentez-vous suffisamment compétent pour siéger au sein d’une assemblée de citoyens tirés au sort ? ».

Concernant l’autre question, les deux tiers de l’échantillon éprouvent peu d’intérêt pour la politique (1 et 2) et seuls 8 % déclarent être très intéressés (4) par le sujet. En croisant cette variable avec l’opinion sur le tirage au sort, on ne trouve aucune corrélation significative. Il y a quasiment autant de fervents défenseurs du tirage au sort chez les désintéressés que chez les intéressés.

Conclusion

Les résultats de cette enquête montrent que les partisans du tirage au sort sont davantage présents dans les catégories suivantes :

  • toutes les classes d’âge, sauf les plus de 65 ans ;
  • faible niveau d’éducation ;
  • niveau de revenu confortable et niveau de revenu insuffisant ;
  • extrême droite, extrême gauche, centre et sans position sur l’axe gauche droite ;
  • très insatisfait ou très satisfait de la démocratie élective ;
  • auto-évaluation d’une faible compétence politique.

Les motifs des partisans du tirage au sort

Les chercheurs ont cherché à comprendre les raisons pour lesquelles certains enquêtés se montraient favorables au tirage au sort en distinguant deux cas de figure :

  • Les partisans qui considèrent le tirage au sort comme un instrument démocratique légitime ;
  • Et ceux qui veulent se servir du tirage au sort pour faire passer leurs revendications politiques (mais qui le rejetteront dès qu’il n’ira plus dans leur sens).

Pour mettre en évidence la deuxième situation, les chercheurs ont divisé l’échantillon en deux groupes : le groupe traité et le groupe contrôle.

Aux deux groupes, ils ont demandé leur opinion sur trois sujets :

  • Faire partie de l’Union européenne bénéficie-t-il à votre pays ?
  • Les avantages sociaux mènent-ils à une société plus équitable ?
  • L’immigration a-t-elle un impact positif sur l’économie ?

Les chercheurs ont ensuite demandé si organiser une assemblée citoyenne décisionnelle sur chacun de ces sujets serait une bonne idée ou non. Mais au préalable, uniquement pour le groupe traité, ils ont montré un sondage mettant en évidence l’opinion de la population sur chaque sujet. Ainsi, chaque personne du groupe traité pouvait savoir si son opinion était majoritaire ou minoritaire.

L’effet attendu est le suivant : si l’opinion des enquêtés sur l’un des trois sujets (UE, avantages sociaux et immigration) est majoritaire au sein de la population, alors ils devraient être plus enclins à soutenir le tirage au sort, puisqu’une assemblée citoyenne serait statistiquement du même avis qu’eux. Pour les mêmes raisons, si leur opinion sur l’un des trois sujets est minoritaire dans la population, leur soutien envers le tirage au sort devrait diminuer.

Avec une méthode qui ne sera pas détaillée ici (voir source pour l’étude complète), les chercheurs sont parvenus à montrer l’existence de cet effet pour les sujets de l’Europe et de l’immigration. Cependant, aucun effet n’a pu être démontré pour le sujet des avantages sociaux.

L’opinion du groupe contrôle pour une assemblée citoyenne (AC) sur l’UE ne varie pas selon que son opinion sur l’UE est partagée par une majorité (positif sur l’axe horizontal) ou une minorité (négatif sur l’axe horizontal) de la population. En revanche, pour le groupe traité, on observe bien une augmentation de l’opinion pour une AC sur l’UE quand l’opinion sur l’UE est majoritaire, et une diminution quand elle est minoritaire (la droite est croissante). Les courbes en tirets correspondent à des intervales de confiance à 95%.
L’effet n’est pas observé ici, car le groupe contrôle (qui, pour rappel, ne sait pas si son opinion est majoritaire ou minoritaire) présente des variations plus importantes que le groupe traité.
Comme pour le graphique 8.1, il n’y a pas de variation sur le groupe contrôle et un léger effet positif sur le groupe traité.

Conclusion

Assez ironiquement, les chercheurs concluent que le profil des partisans du tirage au sort est à l’opposé du profil de ceux qui participent le plus souvent aux expériences de démocratie délibérative (haut niveau d’éducation, compétence politique auto-évaluée, intéressés par la politique, etc.).

Ce parallèle est effectivement assez intéressant, même si les chercheurs comparent ici deux types de démocratie délibérative bien différentes : celle qui se borne à faire des recommandations, et celle qui est dotée d’un pouvoir décisionnel.

Concernant les motifs qui se cachent derrière le soutien au tirage au sort, les chercheurs concluent de manière assez surprenante que « les défenseurs du tirage au sort ne sont pas – encore – motivés par l’institution en elle-même et ses bénéfices sociétaux ».

Pourtant, l’étude ne parvient pas totalement à en faire la démonstration. En effet, si elle montre qu’il existe une corrélation (dans deux cas sur trois) entre l’opinion sur une assemblée tirée au sort à sujet unique et le fait d’avoir une opinion majoritaire ou minoritaire sur ce sujet, elle ne compare pas cet effet aux autres motivations des partisans du tirage au sort pour savoir s’il est significatif ou non. De plus, cet effet ne vaut que pour une assemblée à sujet unique qui n’est, par nature, pas institutionnalisée. Il semble donc difficile de conclure sur les motivations des partisans du tirage au sort en matière d’institutionnalisation.

Source

PILET – Public support for deliberative citizen assemblies

Données brutes de l’enquête (XLSX)

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