Le tirage au sort aux 17e et 18e siècles

Cette série d’articles basée sur le livre Principes du gouvernement représentatif de Bernard Manin retrace l’histoire de nos démocraties modernes. Il s’agit ici de voir comment le tirage au sort était analysé par les penseurs avant les grandes révolutions.

James Harrington (1611-1677)

Harrington est contemporain de la première révolution anglaise qui aboutit à l’instauration d’une république (le Commonwealth d’Angleterre dirigé par Cromwell) et qui jette les fondations de la future monarchie constitutionnelle anglaise.

Dans cette période de bouleversements politiques, Harrington cherche à créer une république utopique qu’il nomme Oceana. Il s’inspire pour cela de la démocratie athénienne, de la république romaine, de la république florentine et de la république vénitienne.

Harrington considère que la démocratie athénienne a périclité pour une raison bien précise : l’usage abusif du tirage au sort, notamment pour désigner les membres de la Boulè, ne permettait pas à une « aristocratie naturelle » d’émerger et de faire profiter de sa sagesse à l’ensemble du peuple. C’est pourquoi il est beaucoup plus admiratif du modèle vénitien qui repose en grande partie sur l’aristocratie (le Grand conseil) et qui a su résister à l’épreuve du temps.

Par « aristocratie naturelle », il faut comprendre élite intellectuelle. Harrington dit que si l’on prend 20 hommes au hasard, ceux-ci reconnaissent rapidement qu’un tiers d’entre eux sont plus sages que les autres et c’est tout naturellement qu’ils leur laissent le soin de les diriger. Les hommes sages sont à même de prendre des décisions auxquelles les autres, plus stupides, n’auraient jamais songé.

C’est la raison pour laquelle l’élection doit être privilégiée pour choisir les hautes magistratures dans une république : les citoyens sont capables de reconnaître les plus sages et les plus aptes à gouverner.

Mais Harrington est aussi attaché au principe de rotation des charges, traditionnellement associé au tirage au sort. Selon lui, il est important que chaque citoyen participe à la vie politique pour s’épanouir et que les charges changent de main régulièrement pour éviter le professionnalisme.

Dans Oceana, des élections ont lieu tous les ans, mais seul un cinquième des citoyens votent. L’année suivante, c’est un autre cinquième qui vote, si bien qu’au bout de cinq ans, tous les citoyens ont été électeurs une fois. Il s’agit donc d’une rotation de la charge d’électeur.

Quant aux élus, ils ne peuvent pas être réélus au même poste, il faut au minimum un délai de trois ans pour se représenter à la même charge. Cela assure un renouvellement fréquent des hautes magistratures, mais uniquement parmi « l’aristocratie naturelle » identifiée par les électeurs.

On voit donc que dans l’esprit d’Harrington, le tirage au sort a complètement disparu du républicanisme, car il pense pouvoir répliquer la vertu de la rotation grâce à l’élection.

Montesquieu (1689-1755)

Montesquieu est l’auteur d’une formule célèbre : « Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie, l’élection est de celle de l’aristocratie. Le sort est une façon d’élire qui n’afflige personne ; il laisse à chaque citoyen une chance raisonnable de servir sa patrie. »

Ainsi, le rattachement du sort à la démocratie et de l’élection à l’aristocratie est vu comme une loi fondamentale et immuable. Mais Montesquieu ne considère pas le sort comme un outil parfait, il dit même qu’il est intrinsèquement défectueux puisqu’il met au pouvoir des individus incompétents.

Le sort exige des ajustements pour être mis en pratique. Ainsi, la démocratie athénienne ne tirait pas aveuglément au sort pour attribuer les hautes magistratures. D’une part, les citoyens devaient se soumettre à la dokimasie, c’est-à-dire à un contrôle de leurs qualités par des juges et, à la fin de leur mandat, les magistrats devaient rendre des comptes aux citoyens d’Athènes, ce qui pouvait leur valoir des poursuites judiciaires en cas de mauvaise gestion. Or, le tirage au sort étant basé sur le volontariat, la lourde responsabilité qui accompagnait les hautes magistratures décourageait de nombreux citoyens de proposer leur nom.

Le tirage au sort est incompatible avec l’aristocratie, car il créerait nécessairement du ressentiment entre nobles et simples citoyens dans une société où les inégalités sont reconnues. Pour que le tirage au sort « n’afflige personne », c’est-à-dire n’humilie personne, il faut qu’il soit mis en œuvre dans une société égalitaire, donc une démocratie.

En outre, Montesquieu est admiratif de l’élection en ce qu’elle permet au peuple de choisir les plus aptes à gouverner. Il reconnaît la notion d’aristocratie naturelle de Harrington, car dans bien des cas, lorsque le peuple a le pouvoir de décider qui mettre au pouvoir, il choisit toujours des candidats qui font déjà partie de l’aristocratie, soit par leur mérite, soit par leur richesse.

Jean-Jacques Rousseau (1712-1788)

Pour Rousseau, la démocratie est un régime dans lequel le peuple exerce à la fois le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Il dit par ailleurs que « s’il y avait un peuple de Dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas aux Hommes. » Il faut comprendre que les Hommes sont incapables de vivre naturellement en démocratie, bien qu’il s’agisse du meilleur régime. Pour instaurer une démocratie viable, il faut donc des institutions qui garantissent la séparation des pouvoirs exécutif (gouvernement) et législatif (parlement).

C’est dans ce cadre que le tirage au sort révèle tout son intérêt : en tirant au sort les membres de l’exécutif, on évite au peuple souverain d’avoir à choisir. Le pouvoir législatif se contente de définir les conditions du tirage au sort, sans jamais nommer directement les membres de l’exécutif, la séparation des pouvoirs est donc étanche.

L’élection ne convient pas à la démocratie, car en forçant le peuple à prendre des décisions législatives (le vote des lois) et exécutives (l’élection de magistrats), elle entrave la séparation des pouvoirs. En outre, l’élection n’est pas égalitaire : le peuple favorise tel ou tel individu à raison de sa richesse, de ses talents ou de son charisme. Le tirage au sort, lui, est égalitaire par nature, ce qui est un aspect fondamental de la démocratie.

En revanche, l’élection convient parfaitement à l’aristocratie : elle permet au pouvoir exécutif (l’élite intellectuelle) de s’élire lui-même selon des règles adoptées par le pouvoir législatif (le peuple). Ainsi, la séparation des pouvoirs est garantie. Rousseau conclut de la manière suivante : parce qu’on peut, dans une aristocratie, tirer parti des différences de talent et de mérite, l’aristocratie élective est la meilleure forme de gouvernement.

Conclusion

Ces trois auteurs réfutent l’usage du tirage au sort en invoquant le même argument : il conduit à donner le pouvoir à des individus incompétents. Au-delà de cet inconvénient, ils reconnaissaient suffisamment de vertus au tirage au sort pour le prendre au sérieux et l’inclure dans leurs réflexions politiques.

À l’aube des révolutions américaine et française et de l’avènement du gouvernement représentatif, le tirage au sort n’était donc pas un instrument politique oublié. Reste à comprendre pourquoi il n’a jamais été envisagé comme un complément à l’élection dans les débats constitutionnels révolutionnaires.

Source

MANIN – Principes du gouvernement représentatif (p.93-108)

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