La distinction entre élus et électeurs

S’il y a bien un principe qui a présidé à l’émergence du gouvernement représentatif lors des révolutions anglaise, américaine et française, c’est celui de la distinction : les élus, à raison de leur sagesse, leur vertu ou leur richesse, doivent se distinguer de ceux qui les ont élus.

Il s’agit ici de comprendre pourquoi ce principe de distinction s’est imposé comme une idée communément admise lors des périodes révolutionnaires de ces trois pays.

Angleterre

Après la révolution anglaise, le droit de suffrage est réservé aux propriétaires fonciers. La base électorale est donc très réduite.

Ceci n’empêche pas les campagnes électorales d’être coûteuses. En effet, il y a peu de lieux de scrutin dans le pays et il revient aux candidats de payer les frais de déplacement de leurs électeurs. De ce fait, seuls les candidats les plus riches peuvent se faire élire. La distinction entre électeurs et élus repose donc sur le critère de la richesse.

À partir de 1711, de nouvelles conditions d’éligibilité sont adoptées, imposant aux candidats d’avoir un minimum de rentes foncières. Avec cette mesure, l’objectif est d’empêcher la Couronne de corrompre le Parlement (des parlementaires riches sont plus difficiles à acheter que des parlementaires pauvres, car ils ont moins besoin d’argent).

Les hommes de pouvoir de l’époque raisonnent tous de la même façon : on ne peut pas confier la richesse de la nation à ceux qui n’en ont aucune.

France

En France, le droit de suffrage est plus étendu. En 1789, tous les hommes qui paient un minimum d’impôt peuvent voter. Cela concerne environ 60 % des hommes du pays, soit 4 à 5 millions de personnes.

Les conditions d’éligibilité des députés sont quant à elles beaucoup plus restrictives et encadrées par le « décret du marc d’argent ». Ce décret exige des candidats aux élections législatives d’être propriétaires et de payer un impôt d’au moins un marc d’argent. Seul 1 % des hommes satisfont ces conditions dans le pays. La distinction par la richesse est donc clairement exprimée dans la loi.

En 1791, le décret est aboli en raison de son impopularité. À la place, l’Assemblée décide d’instaurer un autre système. Il faut savoir qu’à ce moment, les élections se déroulent en deux temps : chaque canton élit une assemblée d’électeurs (avec le ratio de 1 électeur pour 100 votants), puis l’assemblée élit un député. Au lieu d’instaurer des critères restrictifs pour les députés, des conditions d’éligibilité sont mises en place pour les électeurs de second rang (moins visibles) : les candidats doivent payer un impôt important (équivalent de 40 jours de travail) pour se faire élire dans les cantons.

Le cas français montre une plus grande « universalité » qu’en Angleterre, mais il n’en reste pas moins attaché au principe de distinction : il faut que les élus soient supérieurs, en leur richesse, et donc en leur sagesse, aux électeurs.

États-Unis

Le projet de Constitution de Philadelphie rédigé en 1787 ainsi que les débats de ratification ultérieurs sont le siège d’affrontements entre Fédéralistes (favorables à un gouvernement fédéral) et Anti-fédéralistes (favorables à l’autonomie des États). Les Pères fondateurs sont les délégués des différents États qui ont activement participé à ces discussions (Washington, Jefferson, Hamilton, Madison, Adams, etc.).

La convention de Philadelphie

Dans le projet de Philadelphie, le droit de suffrage est laissé à la discrétion des États, car ceux-ci ont déjà leurs propres règles pour déterminer qui est en droit de voter. Par exemple, la Pennsylvanie donne le droit de vote à tout homme libre payant un impôt, alors qu’en Virginie, ce droit est réservé aux propriétaires terriens.

Concernant les critères d’éligibilité des candidats, les Pères fondateurs s’entendent pour imposer une condition relative à la propriété. Pour défendre correctement le droit de propriété (très cher aux yeux des Pères fondateurs), il est évident que les élus doivent eux-mêmes être propriétaires. L’argument de la corruption, comme en Angleterre, est aussi invoqué.

Contre toute attente, aucune condition d’éligibilité n’est retenue dans le projet de Constitution. Les Pères fondateurs n’arrivent pas à s’entendre sur la manière de rédiger cette clause, car les États ont des visions très différentes sur le sujet. Le Nord industrieux n’est pas aussi attaché à la terre que les États agricoles du Sud, ou les États dépeuplés de l’Ouest. Faute de trouver un consensus, ils abandonnent la question de l’éligibilité.

Ainsi, l’absence de critères électoraux dans la Constitution américaine tient davantage à la géographie qu’à la philosophie de ses rédacteurs.

Les débats de ratification

Les Anti-fédéralistes s’opposent farouchement au projet de Philadelphie, car ils estiment que les élus seront trop différents des électeurs. Or, dans une république idéale, les représentants devraient ressembler le plus possible aux représentés, de manière à défendre au mieux leurs intérêts. Les Anti-fédéralistes craignent que les élections conduisent à une assemblée composée de riches et influents notables, non représentative de la population américaine.

« Le terme même de représentant implique que la personne ou le corps choisi dans ce but doit ressembler à ceux qui les choisissent. » Brutus (essayiste Anti-fédéraliste populaire)

« Les agriculteurs, les marchands, les artisans et les autres catégories de la population doivent être représentés en proportion de leur poids et nombre respectifs ; et les représentants doivent avoir une connaissance intime de leurs besoins. » Brutus

« Le cours ordinaire des choses humaines fera que l’aristocratie naturelle du pays sera élue. La richesse donne toujours de l’influence et celle-ci est démultipliée par un vaste réseau de relations familiales. » Brutus

Les Fédéralistes rétorquent que le peuple est libre de choisir qui il veut élire. Les Anti-fédéralistes ne parviendront pas à contrecarrer un argument si simple et populaire. Toutefois, le débat force les Fédéralistes à préciser leur pensée : ils admettent que les élus ne ressembleront pas aux électeurs, ils appartiendront à une « aristocratie naturelle » (très différente, alors, de l’aristocratie héréditaire). Les Fédéralistes sont très éloquents à ce sujet :

« Le but de toute constitution politique est d’abord d’avoir pour gouvernants les hommes qui ont le plus de sagesse pour discerner le bien commun de la société et le plus de vertus pour le poursuivre » Madison

« Si l’on remonte à l’origine du terme, une aristocratie ne signifie ni plus ni moins qu’un gouvernement exercé par les meilleurs. […] Si c’est là ce qu’on entend par aristocratie naturelle, que peut-on objecter au fait de recourir à des hommes particulièrement remarqués pour leur vertu et leurs talents ? » Wilson

D’autres, comme Hamilton, vont jusqu’à dire que la richesse des élus est une qualité indispensable pour hisser les États-Unis au rang des grandes puissances.

Conclusion

Le principe de distinction qui consacre la supériorité des élus sur les électeurs s’est manifesté de deux manières différentes. La France et l’Angleterre ont inscrit des conditions d’éligibilité dans la loi pour s’assurer d’avoir des élus de la haute société. Les États-Unis, voyant que les électeurs avaient une tendance naturelle à élire des personnalités supérieures, ont préféré n’imposer aucune condition (bien que cela tienne aussi à des différences géographiques entre États) et laisser faire.

Les Anti-fédéralistes ont perdu le combat idéologique face aux Fédéralistes, mais leur conception de la représentation descriptive (l’élu doit ressembler à l’électeur) aura de grands retentissements dans les revendications des mouvements démocratiques ultérieurs, encore aujourd’hui.

Source

MANIN – Principes du gouvernement représentatif (p.123-170)

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