L’élection est-elle aristocratique ?

Aux origines du gouvernement représentatif, le droit de suffrage était limité (en France et en Angleterre, tout du moins). Il s’est par la suite élargi aux 19e et 20e siècles, certains pourraient même dire que l’élection s’est « démocratisée ». Pourtant, en dépit de cette ouverture du droit de vote et de la suppression des critères d’éligibilité, l’élection n’en est pas moins restée ce qu’elle a toujours été dans l’esprit des Pères fondateurs : une aristocratie.

Par aristocratie, il faut comprendre : la sélection des meilleurs. Quatre arguments permettent de vérifier cette affirmation.

La préférence des personnes

Avec l’élargissement du droit de suffrage, l’élection devient égalitaire, car elle permet à tous les citoyens d’exprimer librement leur choix. Mais elle reste inégalitaire en ce qui concerne les candidats :

« Les charges ne sont pas attribuées en fonction d’attributs au regard desquels tous seraient égaux, mais en fonction des préférences du peuple » Manin

On aurait tort de penser que l’élection est méritocratique. Dans un examen, les candidats sont tous soumis aux mêmes critères de notations, connus avant l’épreuve. Dans une élection, les candidats sont jugés par des électeurs qui ont chacun leurs propres critères de sélection. Par exemple, ils peuvent accorder de l’importance aux idées, au parcours de vie, ou à une caractéristique physique quelconque.

On ne peut pas empêcher les électeurs de juger les candidats sur ce qu’ils sont, plutôt que sur ce qu’ils font.

Cela génère des inégalités entre candidats, puisque certaines caractéristiques (qui sont, ou ne sont pas dues à leur mérite) sont inégalement réparties dans la population. Par exemple, la notoriété est une qualité fondamentale qui influence le choix de nombreux électeurs, mais seule une infime partie de la population en est dotée. Ceux qui commencent une campagne en étant déjà connus ont un coup d’avance sur les autres.

En ce qui concerne les candidatures, l’élection néglige le principe d’égalité des chances, ce qui en fait un instrument plus aristocratique que démocratique.

La dynamique du choix

Élire, c’est choisir. Or, si tous les candidats étaient identiques, les électeurs ne pourraient faire de choix. Les candidats doivent se distinguer des autres par leurs qualités. Celles-ci peuvent être de tout ordre : des actions, un comportement, un physique, une attitude, des compétences, etc. Elles dépendent du contexte de l’élection et de la culture de la population. Par exemple, un pays fréquemment en guerre pourrait favoriser des candidats ayant une expérience militaire et une bonne constitution physique.

Seuls ceux qui estiment avoir ces qualités supérieures vont se porter candidats à l’élection. Les électeurs font donc leur choix parmi des élites qui se considèrent elles-mêmes comme supérieures au reste de la population. Ce n’est pas pour rien si « élite » et « élection » ont la même étymologie.

Les programmes électoraux font aussi partie des critères, mais ils ne valent guère plus que les autres. Les électeurs votent d’abord pour une personnalité et ensuite, éventuellement, pour un programme.

La saillance

Pour être élus, les candidats doivent être connus. Et pour être connus, ils doivent se distinguer de la masse, avoir du relief, sortir du lot. Il s’agit d’un concept de psychologie nommé « saillance », les individus ont tendance à accorder plus de mérite et d’attention à quelqu’un qui se différencie des autres.

Les candidats se distinguent du reste de la population par un ensemble de critères, certains positifs, d’autres négatifs. Les électeurs sont donc conduits à choisir des individus différents d’eux-mêmes qu’ils perçoivent comme supérieurs.

Les campagnes électorales visent à contrecarrer cet effet en donnant une chance aux candidats de faire valoir des qualités, des valeurs et des talents qui dépassent la seule notoriété.

Campagnes électorales  

Si les campagnes électorales permettent d’atténuer la saillance, elles coûtent très cher, ce qui entraîne des conséquences variées selon la nature du financeur :

  • Si le candidat finance lui-même sa campagne, alors l’élection favorise les candidats les plus riches.
  • Si les électeurs financent la campagne, les candidats auront plus de facilité à obtenir le soutien d’un petit nombre de citoyens riches que d’un grand nombre de citoyens pauvres. Une fois en poste, l’élu sera sensible aux intérêts de ceux qui ont contribué à son élection, soit, dans la plupart des cas, des riches.
  • Si l’État finance la campagne, alors cela ne pose pas de problème particulier. Cependant, en pratique, il est rare que les campagnes des candidats soient uniquement financées par les ressources de l’État, même lorsque la loi y oblige.

Conclusion

En synthèse, les électeurs considèrent les candidats comme leurs supérieurs eu égard à des qualités qu’ils jugent politiquement pertinentes. Cependant, rien ne garantit que ces qualités soient véritablement les qualités requises pour exercer le mandat politique en jeu. De plus, les candidats peuvent renvoyer d’eux une image trompeuse, faisant croire qu’ils disposent de qualités qu’ils n’ont pas.

L’élection est donc un outil aristocratique en ce qu’elle permet de choisir ceux que les électeurs considèrent comme les meilleurs. Toutefois, il serait imprudent de penser qu’elle n’est que aristocratique. L’élection est aussi démocratique, car le droit de vote est équitablement réparti au sein de la population et que les gouvernés sont libres de choisir leurs gouvernants.

Ainsi, l’élection est à la fois aristocratique et démocratique. Il est probable que cette double caractéristique ait contribué à sa popularité dans nos régimes politiques : d’un côté, elle satisfait les élites, puisque ce sont elles qui accèdent au pouvoir, et de l’autre elle contente le peuple, puisque c’est lui qui choisit. De plus, l’élection est un instrument bien plus simple à comprendre pour le peuple que les systèmes mixtes tels que la démocratie athénienne.

Source

MANIN – Principes du gouvernement représentatif (p.171-200)

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