Ce dossier thématique présente l’histoire du tirage au sort à Venise et la manière dont il était utilisé dans son régime politique particulier.
Brève histoire de la République
L’histoire de la République de Venise s’étale sur près de 800 ans, de sa fondation au XIe siècle, à son déclin au XVIIIe siècle.
Venise s’est appuyée sur son expérience maritime et ses liens avec l’empire byzantin pour devenir une puissance commerciale grandissante. Au fil des siècles, la République a considérablement agrandit son territoire dans l’Adriatique et la Méditerranée. Si elle compte relativement peu de citoyens, elle est au XVe siècle la première puissance maritime et commerciale du monde, notamment grâce aux importations de produits de luxes venus d’Orient jusqu’en Europe centrale.
Le fameux Arsenal de Venise, construit en 1104 et maintes fois agrandi par la suite, est un immense chantier naval qui permet à la République de sortir tous les ans plusieurs dizaines de navires afin de protéger ses possessions ultra-marines et ses routes commerciales. Le site est, au XVe siècle, le plus grand employeur d’Europe avec près de 17 000 ouvriers.

Alors que dans le reste de l’Italie, de nombreuses guerres éclatent entre les princes qui souhaitent unifier la région, la République a toujours agit avec prudence et gagné ses territoires terrestres par des conquêtes opportunistes. Plusieurs fois menacée par des ennemis bien plus puissants qu’elle (Autriche-Hongrie, Ligue de Cambrai, Empire Ottoman, etc.), la République a pu se retrancher dans sa lagune, farouchement défendue par ses galères, lui permettant ainsi de ne jamais tomber entièrement aux mains de l’ennemi, et donc de survivre dans la défaite ou de temporiser pour trouver d’autres issues diplomatiques.
À partir du XVIIe siècle, la Sérénissime est victime de l’expansion de l’Empire Ottoman et doit lui céder ses territoires ultra-marins d’Orient (Chypre, la Crète, la Morée, etc.). D’autres malheurs s’abattent sur la cité comme des épidémies de peste ou de choléra qui en réduisent drastiquement la population. Finalement, en refusant de s’allier à la France, la cité de Venise est prise pour la première fois de son histoire en 1797 par Napoléon Bonaparte, signant la fin de la République Sérénissime.
Il est à noter que, contrairement à de nombreux autres États européens, l’Église n’a aucune influence sur la politique vénitienne. Il y a ainsi une véritable séparation de l’Église et de l’État.
Les institutions de la République
Sans faire l’inventaire exhaustif des institutions vénitiennes, nous allons nous intéresser à celles qui disposent du plus d’importance ou bien qui font un usage du tirage au sort.
Le Grand Conseil
Composé des familles de l’ancienne noblesse vénitienne, ainsi que de quelques nouvelles familles cooptées pour leurs faits émérites, le Grand Conseil est l’organe central de la République de Venise. Les membres mâles de ces familles de plus de 25 ans sont appelés « patriciens » et sont les seuls membres du Grand Conseil, dont le nombre varie entre 1 000 et 2 000 à l’apogée de la République.
Les jeunes patriciens ayant atteint l’âge de 20 ans peuvent néanmoins rejoindre le Grand Conseil lors du tirage au sort annuel de la Balla d’oro. Un garçon de dix ans, le balotino, tire une boule d’une urne tandis que le Doge tire un nom d’une autre urne. Si la boule est d’or, alors le jeune patricien est admis au Grand Conseil.
Le Grand Conseil est étroitement surveillé par la Chancellerie qui a pour charge de vérifier la légitimité des patriciens (les familles de la noblesse vénitiennes sont répertoriées dans le Livre d’or tenu par la Chancellerie) et de consigner toutes les décisions et votes pris par le Grand Conseil. Le Chancelier, qui ne peut pas être un patricien, est sélectionné selon une méthode mêlant vote et tirage au sort :

Le sort détermine l’ordre dans lequel les candidats sont présentés au Grand Conseil, puis celui-ci se prononce sur chacun d’entre eux jusqu’à ce qu’un citoyen obtienne la majorité et soit élu Chancelier. Cette méthode mêle habilement tirage au sort et élection : le tirage au sort permet à des candidats non préférentiels de passer en premier lieu (et donc éventuellement d’être élu à la place de candidats plus populaires), et l’élection permet de garantir qu’au minimum 50% des patriciens sont favorables au candidat.
Le Sénat
Il est composé de 120 sénateurs élus par le Grand Conseil, des membres du Conseil des Quarante (organe judiciaire), du Conseil des Dix, de l’Avogadoria de Comùn (3 avocats généraux chargés de défendre la Constitution), et des Procurateurs de Saint-Marc (9 procurateur à charge honorifique), soit un total de 182 (bien que ce nombre varie selon les siècles).
Le Sénat s’occupe des affaires de politique extérieure. Il est présidé par la Seigneurie de Venise, et son ordre du jour est déterminé par le Collège des Sages (6 patriciens élus par le Grand Conseil pour 6 mois, et renouvelés par moitié pour permettre une transmission du savoir) qui avait également pour charge de faire appliquer les décisions du Sénat.
Le Doge
Élu à vie, le doge est l’un des seuls postes à durée illimitée de la magistrature vénitienne. Il représente les intérêts des patriciens dans le gouvernement de la cité et est souvent élu parmi les 9 procurateurs de Saint-Marc (patriciens riches et appréciés). Les doges accèdent généralement à leur fonction à un âge avancé, ce qui permet, de fait, une rotation du poste (la République a compté 120 doges de 697 à 1797, soit en moyenne un nouveau doge tous les 9 ans). Son élection fait l’objet d’une procédure rigoureuse qui s’est stabilisée à partir de 1268 :

Un comité électoral #1 de 30 personnes est tiré au sort parmi les patriciens, puis réduit à 9 patriciens par tirage au sort. Ce comité électoral #2 élit ensuite un autre comité électoral #3 parmi les patriciens. Et ainsi de suite jusqu’au comité électoral #9, composé des 41 patriciens les plus sages et compétents qui ont la charge d’élire le Doge, à la majorité de 25/41. Bien souvent, le Doge est élu parmi les membres du comité électoral #9, qui constitue une sorte de conclave de la République. Les délibérations peuvent être rapides (un jour), ou bien très longues (plusieurs semaines) comme ce fut le cas pour le Doge Carlo Contarini en 1655 qui nécessita 78 scrutins du conclave.
La procédure semble avoir un rôle plus rituel qu’utile, car les effets de la démultiplication des comités électoraux sur la sagesse du choix du Doge est difficilement démontrable. Plusieurs fois remise en cause par le Grand Conseil, cette procédure longue et complexe perdura néanmoins pendant près de 500 ans.
Les tirages au sort sont organisés par le biais d’une urne contenant des boules de cuivre et autant de boules d’or que de sièges à pourvoir. C’est le balotino, un garçon de dix ans, qui plonge sa main innocente dans l’urne pour attribuer les boules aux patriciens. Pour le tirage au sort du comité électoral #1, les noms de ceux qui tirent une boule d’or sont énoncés distinctement de manière à ce que tous les membres de cette famille se retire : en effet, il n’est pas permis que plusieurs membres d’une même famille se retrouvent dans un des 9 comités électoraux.
La procédure permettait, supposément, d’éviter une accaparation du processus d’élection par une faction de la République. En effet, on imagine que plusieurs groupes parmi les patriciens se livraient à une certaine rivalité : anciens nobles contre nouveaux, jeunes patriciens contre vieux, propriétaires terrestres contre marchands marins, pauvres contre riches, etc. Il était garantit que les 41 membres du conclave disposaient d’une approbation suffisante pour être en mesure de faire le bon choix, à l’écart des luttes entre factions, et des tentatives de corruption.
La Seigneurie de Venise
Elle est composée de trois groupes :
- Le Doge
- Le Petit conseil (6 conseillers du doge)
- Les 3 chefs du Conseil des Quarante
Elle représente la souveraineté de la République : elle préside tous les autres conseils (Sénat, Grand Conseil, Conseil des Dix), et est en capacité de convoquer le Grand Conseil pour résoudre les questions qu’elle juge opportunes.
Le Conseil des Dix
Les conseillers sont élus pour une durée de 2 ans avec impossibilité de renouveler leur mandat une seconde fois. De plus, il ne peut y avoir plus d’un membre de chaque famille au sein du Conseil. Ils sont au nombre de dix auquel se rajoute le Doge et son Petit conseil (6 membres), soit 17 membres au total.
Le Conseil des Dix élisaient en leur sein 3 inquisiteurs qui séjournaient au Palais des Doges, près de la Seigneurie. Le but du Conseil était de garantir la sûreté de l’État et donc de déjouer les complots et les coups d’État. À ce titre, ils disposaient de pouvoir étendus en matière d’espionnage, de diplomatie, de surveillance des finances, et d’inspection du commandement des armées. Ils veillaient notamment à ce que le clergé n’intervienne pas dans les affaires de l’État. Ils disposaient d’un réseau d’informateurs et de tueurs à gage, et s’occupaient de recueillir les dénonciations publiques.
En pratique, le Conseil des Dix finit par être lui-même victime de corruption, et perdit en importance.
Les Magistrats
En dehors du Doge, les charges des magistrats de la République de Venise sont attribuées selon une procédure mêlant tirage au sort et élection :

La procédure, particulièrement complexe, est répétée toutes les semaines (le dimanche), car la République compte de nombreuses charges de magistrat à pourvoir (rotation fréquente).
4 comités électoraux sont constitués par un système de triple tirage au sort. La salle du Grand Conseil étant divisée en 4 parties, un premier tirage au sort a lieu pour déterminer l’ordre de passage des 4 groupes de patriciens. Chaque patricien passe ensuite devant deux urnes : s’il tire une boule d’or dans la première (urnes #1 ou #2), alors il peut faire de même dans l’urne #3. Une seconde boule d’or équivaut à une place dans un des 4 comités électoraux (composé de 9 membres).
Chaque comité a pour mission de fournir une liste de 9 candidats pour les 9 charges qui sont à pourvoir. Un tirage au sort a lieu pour attribuer chaque charge à un membre du comité. Ce membre propose un candidat pour la charge en question (il peut se proposer lui-même, ou un membre de sa famille), puis les 9 membres du comité se prononcent sur ce choix qui doit recueillir au moins 6 voix favorables, sinon quoi le membre doit proposer un nouveau candidat pour la charge, jusqu’à ce qu’il soit accepté par le comité.
Après que le Chancelier a vérifié l’éligibilité de chaque candidat proposé par les comités, les charges sont mises au vote du Grand Conseil, sachant que celui-ci ne peut élire un magistrat que parmi les 4 candidats proposés par les comités électoraux. Les membres des familles des candidats ne participent jamais au vote et doivent sortir de la salle lorsque l’occasion se présente.
Autres usages du tirage au sort dans la République Sérénissime
Conscription
En temps de guerre, lorsque les armées mercenaires ne suffisaient plus à assurer convenablement la défense de la République, une conscription était organisée dans tous les états territoriaux vénitiens afin de constituer une armée nationale. Les citoyens étaient tirés au sort sur des places publiques pour servir dans l’armée.
Armement des galères
Bien que Venise constitue un état côtier, sa flotte de guerre était tellement étendue qu’il y avait un perpétuel besoin de marins pour équiper les galères qui sortaient de l’Arsenal de Venise. La rémunération n’étant pas suffisante pour créer des vocations, il fut nécessaire de tirer au sort parmi les citoyens et les artisans des guildes vénitiennes.
Désignation des dirigeants de guilde
Chaque guilde, représentant une profession, disposait de sa propre manière de désigner son chef. Ces méthodes incluaient le plus souvent une part de tirage au sort :

Usages civils et commerciaux
Sur les marchés de la cité, certains étals prisés étaient attribués aux commerçants par voie de tirage au sort. L’attribution des contrats d’édition de certains livres pouvait également se faire par tirage au sort parmi les différents imprimeurs de la ville. Dans l’Arsenal de Venise, qui était un chantier public, les charpentiers et ouvriers étaient tirés au sort par les magistrats compétents. Un tirage au sort était également organisé pour sélectionner les jeunes filles pauvres dont la dot serait payée par l’État.
Usages culturels
Tous les ans, au mois de janvier, deux paroisses de Venise étaient tirées au sort, dans le périmètre desquelles étaient tirées au sort six maisons de nobles. Dans chacune d’entre elles, on exposait une statue de femme, ce qui rapportait un certain prestige au propriétaire. Cette cérémonie des Douze Marie était particulièrement populaire parmi les habitants.
Les loteries, natives de l’Italie, rencontraient un franc succès auprès des vénitiens et demeuraient encadrées par des règles strictes qui incluaient elles-mêmes du tirage au sort pour désigner les huissiers chargés de vérifier le bon déroulement du tirage.

Conclusions
(( (Réflexions personnelles
Le Grand Conseil est au centre des institutions politiques de la République de Venise. Il s’agit du corps parlementaire qui va voter sur de nombreuses décisions et nominations de postes. On peut naturellement reprocher à ces quelques 2000 patriciens de ne pas être représentatifs des intérêts du peuple, puisqu’on y trouve uniquement des membres de la noblesse héréditaire. Il sera toujours impossible à un simple citoyen de participer à la vie politique via le Grand Conseil. En cela, la République de Venise ne peut véritablement être qualifiée de démocratie, mais plutôt d’oligarchie aristocratique.
Cette précision étant faite, il faut reconnaître que l’histoire de Venise impressionne par la très grande stabilité politique qu’elle a su conserver pendant près de 800 ans. Pendant toute cette période, elle n’a eu à faire qu’à une tentative de coup d’État, qui a immédiatement donné lieu à la création du Conseil des Dix pour contrôler davantage le Doge.
Cette stabilité découle probablement de plusieurs facteurs, tels que la situation géographique avantageuse, et le placement sur les routes commerciales, mais l’omniprésence du tirage au sort dans les instituions publiques n’est sûrement pas étranger à ce succès. Les patriciens, bien que conservant presque toujours un pouvoir électif final (comme le conclave des 41 pour l’élection du Doge), savent s’en remettre au hasard, et donc à l’égalité politique, pour prendre des décisions.
Cette foi dans le tirage au sort défie parfois la logique et la réelle utilité : la multiplicité des comités électoraux pour l’élection du Doge ne semble pas avoir un véritable intérêt, mais sa complexité rituelle rassure les patriciens, et contribue à tisser une culture de l’égalité politique dans le sens où ce système favorise la participation d’un maximum de patriciens, même si cette participation ne produit quasiment pas d’effet sur le résultat final.
Enfin, le tirage au sort n’est pas réservé qu’à la sphère politique et constitue un véritablement élément de la culture vénitienne, puisqu’il est utilisé aussi bien dans les domaines civils, commerciaux et culturels. Autant les nobles que le peuple croient dans les bienfaits du tirage au sort. On peut d’ailleurs s’interroger sur le clergé qui, dans la République a très tôt été chassé du pouvoir : est-ce son absence qui a permis l’émergence des pratiques autour du tirage au sort ?
L’exemple historique de Venise est inspirant car il montre qu’un usage du tirage au sort en politique est possible et efficace dans le maintien d’une stabilité politique. Il semble aussi montrer que de telles procédures, pour être institutionnalisées, doivent être populaires parmi les citoyens. Peut-être, donc, qu’avant de songer à rénover nos instituions politiques modernes autour du tirage au sort, il faut penser à la manière de le rendre populaire auprès des citoyens par des éléments culturels, économiques et sociaux.
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