Impact des processus délibératifs sur l’opinion publique

Introduction

Les processus délibératifs tels que la Convention citoyenne pour le climat peinent souvent à produire des résultats concrets et les gouvernements ne prennent que rarement leurs recommandations en compte.

Si cet objectif n’est pas souvent atteint, on peut cependant se demander si les assemblées citoyennes n’ont pas d’autres vertus, notamment la faculté d’influencer et d’informer le reste de la population sur le thème en question.

Les auteurs de l’article se sont intéressés de près à cette question en prenant le cas particulier des États-Unis et de processus délibératifs relatifs à la sécurité sociale. Il s’agit notamment de comparer la manière dont les recommandations de citoyens tirés au sort affectent l’opinion des individus par rapport aux discours politiques des élites traditionnelles.

Les paramètres de l’enquête

Contexte

L’enquête s’est déroulée sur une plate-forme en ligne en février 2014. Un courrier a été envoyé à environ 10 000 adresses choisies aléatoirement, ce qui a permis d’obtenir un panel de 5 700 volontaires.

Dans un premier temps, on présente aux participants un ensemble de trois réformes fictives sur la Sécurité sociale :

  1. augmenter l’âge de départ à la retraite ;
  2. augmenter les cotisations sociales ;
  3. augmenter l’assiette des cotisations.

Puis les participants sont aléatoirement divisés en deux groupes A et B qui devront chacun se prononcer sur une réforme en particulier : l’âge de départ pour le groupe A, et l’assiette de cotisations pour le groupe B. Les groupes A et B sont ensuite divisés en quatre, ce qui forme 8 groupes au total, qui reçoivent chacun des informations supplémentaires :

  • A0 : groupe contrôle qui n’a aucune information
  • A1 : la réforme sur l’âge de la retraite émane d’une assemblée citoyenne
  • A2 : idem que A1 + les élus s’opposent à cette réforme
  • A3 : la réforme sur l’âge de la retraite émane des élus et l’assemblée s’y oppose
  • B0 : groupe contrôle qui n’a aucune information
  • B1 : la réforme sur l’assiette des cotisations émane d’une assemblée citoyenne
  • B2 : idem que B1 + les élus s’opposent à cette réforme
  • B3 : la réforme sur l’assiette des cotisations émane des élus et l’assemblée s’y oppose

Ensuite, les participants sont invités à donner leur opinion sur la réforme qu’ils pensent être la meilleure, ou s’ils jugent qu’aucune réforme n’est nécessaire.

Hypothèses

Les chercheurs formulent sept hypothèses que l’enquête permettra de confirmer ou d’infirmer. Les trois premières hypothèses concernent le taux d’approbation de la réforme présentée (l’âge de départ pour le groupe A, et l’assiette de cotisations pour le groupe B) :

  • H1 : Les groupes A1 et B1 seront plus enclins à soutenir la réforme que les groupes contrôles ;
  • H2 : Les groupes A2 et B2 seront plus enclins à soutenir la réforme que les groupes contrôles ;
  • H3 : Les groupes A3 et B3 seront moins enclins à soutenir la réforme que les groupes contrôles.

Les quatre dernières hypothèses concernent la fin de l’enquête, lorsque les participants doivent choisir quelle est la meilleure réforme parmi les trois (âge de départ, cotisations, assiette) :

  • H4 : Les groupes A1 et B1 seront plus susceptibles de choisir la réforme soutenue par l’assemblée par rapport aux groupes contrôles ;
  • H5 : Les groupes A2 et B2 seront plus susceptibles de choisir la réforme soutenue par l’assemblée par rapport aux groupes contrôles ;
  • H6 : Les groupes A3 et B3 seront moins susceptibles de choisir la réforme soutenue par les élus par rapport aux groupes contrôles ;
  • H7 : Les individus peu familiers avec le thème de la Sécurité sociale sont plus susceptibles de suivre l’avis de l’assemblée que les individus étant déjà bien informés sur le sujet.

Résultats

Test des hypothèses H1, H2 et H3

Groupe A : âge de la retraiteA0A1A2A3
Défavorable61,0 %53,8 %56,5 %58,7 %
Ne sais pas12,3 %15,3 %19,2 %16,2 %
Favorable26,7 %30,9 %24,3 %25,1 %

Quand on s’intéresse au groupe A, on remarque que les individus sont plus susceptibles de soutenir la réforme lorsqu’ils savent qu’elle est supportée par une assemblée citoyenne (+4,2 %). En revanche, si les élus s’y opposent, les individus sont plus perplexes : à la fois moins favorables (-2,4 %) et moins défavorables (-4,5 %) à la réforme. L’écart avec le groupe contrôle est faible pour le groupe A3. Seule l’hypothèse H1 est donc validée par ces résultats.

Groupe B : assiette de cotisationB0B1B2B3
Défavorable20,3 %21,7 %25,1 %28,5 %
Ne sais pas24,9 %26,3 %27,8 %25,7 %
Favorable54,8 %52,0 %47,1 %45,8 %

Pour le groupe B (réforme sur l’assiette des cotisations), aucune des hypothèses H1 et H2 n’est validée : les écarts avec le groupe contrôle sont plutôt faibles et évoluent dans le sens inverse des prédictions. Mais on observe bien une augmentation significative du pourcentage d’individus défavorables à la réforme dans le groupe B3 (+8,2 %) par rapport au groupe contrôle, l’hypothèse H3 est donc validée.

Dans l’ensemble, on remarque que la réforme sur l’âge de la retraite (groupe A) est globalement moins appréciée que celle sur l’augmentation de l’assiette de cotisation (groupe B). On peut aussi noter que le fait de donner des informations supplémentaires aux individus fait irrémédiablement augmenter le taux de « ne sais pas » par rapport au groupe contrôle.

Les résultats ne permettent pas de clairement valider l’une des trois hypothèses.

Test des hypothèses H4, H5 et H6

Groupe A : âge de la retraiteA0A1A2A3
Assiette de cotisation44,1 %-1,0 %+1,2 %-4,4 %
Taux de cotisation16,4 %-1,3 %-3,8 %-1,7 %
Âge de la retraite12,3 %+0,2 %-0,8 %+1,0 %
Aucun des trois27,2 %+2,1 %+3,4 %+5,0 %

Lecture du tableau : la colonne A0 indique le pourcentage d’individus du groupe contrôle qui considère l’une des trois réformes ou aucune comme étant la meilleure. Les colonnes A1, A2 et A3 expriment la variation des groupes traités par rapport au pourcentage du groupe contrôle.

En théorie, sur la ligne « âge de la retraite », A1 et A2 devraient être positifs et A3 négatif. On remarque que ce n’est pas le cas : les variations sont proches de zéro et n’évoluent pas dans le bon sens pour A2 et A3. Aucune des hypothèses n’est validée.

Groupe B : assiette de cotisationB0B1B2B3
Assiette de cotisation42,1 %+3,2 %+0,9 %-0,4 %
Taux de cotisation13,9 %+0,2 %-1,3 %-0,3 %
Âge de la retraite12,2 %-1,4 %-0,3 %-1,2 %
Aucun des trois31,9 %-2,0 %+0,7 %+1,9 %

On remarque ici que les résultats concordent davantage, surtout pour B1. Cela signifie que les individus qui savent qu’une assemblée citoyenne soutient la réforme sur l’assiette de cotisations sont 3,2 % plus nombreux à la considérer comme la meilleure réforme par rapport au groupe contrôle. Les effets sont plus faibles pour B2 et B3. Ces résultats ne permettent donc de valider que l’hypothèse H4.

Test de l’hypothèse H7

Pour savoir si les participants avaient des connaissances sur la Sécurité sociale, on leur a demandé de donner le taux de cotisation actuel, qui est de 6,2 % aux États-Unis. On leur a aussi demandé à quel point ils étaient familiers avec les trois réformes proposées. Ont été classés comme « bien informés » ceux qui ont donné un taux entre 5 et 7 % et qui se considèrent comme au moins « quelque peu familier » avec les réformes, c’est-à-dire 15,5 % des participants.

Globalement, on remarque que les citoyens peu informés suivent davantage les recommandations de l’assemblée citoyenne dans le groupe A, ce qui va dans le sens de l’hypothèse H7, mais que ce n’est pas du tout le cas dans le groupe B, où l’on constate l’effet inverse.

Conclusion

En synthèse, les hypothèses avancées par les chercheurs ne sont que très partiellement vérifiées par cette expérience. On peut cependant retenir que lorsque les élus remettent en cause une réforme soutenue par une assemblée citoyenne, cela semble avoir un véritable impact sur le public, qui baisse systématiquement son soutien à la réforme.

Cette expérience est cependant limitée puisqu’elle ne s’est pas déroulée en conditions réelles : les trois réformes proposées n’étaient pas détaillées et aucune assemblée citoyenne n’avait véritablement travaillé sur la question. Les participants n’ont donc pas été exposés aux conclusions de l’assemblée et n’ont pas suivi le cours des délibérations dans la presse.

Le travail pourrait donc être amené plus loin si l’enquête se tenait juste après l’organisation d’une assemblée citoyenne de grande ampleur, comme la convention citoyenne pour le climat en France ou les assemblées citoyennes irlandaises.

Source

INGHAM, LEVIN – Effects of Deliberative Minipublics on Public Opinion: Experimental Evidence from a Survey on Social Security Reform (2017)

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