Le vote selon Burnheim

Cet article est une synthèse et une traduction des idées de John BURNHEIM tirées de la 2e édition de son ouvrage « Is democracy possible ? The alternative to electoral politics » parue en 2006 (1ère édition parue en 1985).

Voter c’est acheter ?

Dans une démocratie, en considérant que chaque citoyen dispose d’une opinion bien définie sur chaque sujet politique, le but du vote est d’exprimer les préférences de l’ensemble de la population. En économie, on peut mesurer et quantifier ces préférences avec les courbes de l’offre et de la demande ; l’échelle des prix indique le montant que les individus sont prêts à payer pour tel produit. Mais en ce qui concerne le vote, l’échelle de l’opinion est bien plus difficile à obtenir.

En effet, en votant pour un candidat, on « achète » tout un lot de produits différents rassemblés dans un programme. Mais cet achat ne reflète pas toutes les nuances de nos préférences : il y a sûrement dans ce programme des éléments qu’on approuve et d’autre non. Le poids du vote n’est donc pas mesuré comme un prix peut l’être.

D’ailleurs, le vote est gratuit ce qui, d’une certaine manière, déresponsabilise les citoyens dans leur acte, car ils n’ont rien à perdre. En réponse à cela, l’auteur imagine un système dans lequel les citoyens ne pourraient acquérir leur droit de vote qu’au terme d’un certain quota d’heures de travaux d’intérêt général, par exemple. Ainsi, le vote serait davantage révélateur du sérieux et de la solidité des préférences exprimées. Un tel système nécessiterait cependant de trouver un équilibre de manière à ce que le nombre de votants ne diminue pas trop fortement, soit en réduisant le coût du vote, soit en attribuant un vote gratuit à l’ensemble des citoyens et des votes supplémentaires à ceux prêts à en payer le prix.

L’inconvénient de cette idée réside dans la complexité et la rigidité de la procédure de vote, alors que des adaptations seraient fréquemment nécessaires afin de suivre l’évolution du contexte sociétal.

L’irrationalité de nos préférences

L’hypothèse prise précédemment est fausse : les citoyens ne disposent pas de préférences bien déterminées sur les questions qu’on leur pose via le vote. Ils n’ont ni le temps, ni les informations, ni les compétences analytiques ou l’imagination de véritablement construire ces opinions. Ce faisant, le vote, qui cherche à révéler les préférences des citoyens, n’a parfois rien à révéler.

Par défaut, beaucoup de citoyens font le choix de la stabilité car ils n’ont pas conscience de l’existence d’alternatives ou ne veulent pas accorder le temps nécessaire à leur étude. De ce fait, ils ne peuvent rationnellement choisir leur préférence s’ils refusent par principe de considérer les alternatives comme faisant partie du choix. C’est la conséquence de l’aversion au risque qui réside en chacun de nous.

Paradoxalement, dans un monde qui évolue, faire le choix de la stabilité et se refuser aux alternatives est une stratégie très risquée (car, en ne changeant pas, on risque de se trouver désavantagé dans un nouvel environnement), et donc irrationnelle. Cette situation peut être due au manque d’information, la peur, la croyance, la stupidité ou la paresse.

Dans de telles conditions, il paraît difficile de construire un système de vote rationnel, car les préférences seront très hétérogènes d’un citoyen à l’autre, disposant plus ou moins d’informations sur la question, et étant plus ou moins affecté par le biais d’irrationalité. Cela ne signifie pas que l’expression du vote des citoyens est inutile, mais il ne peut mener à un résultat rationnel. C’est la raison pour laquelle la place du vote dans nos systèmes politiques doit être revue à la baisse.

La limite des procédures de vote

Les études théoriques montrent très clairement qu’il est impossible d’avoir une procédure de vote qui permette de prendre « la » décision qui reflète les préférences des citoyens. Car la préférence d’un choix est souvent dépendante du résultat d’autres choix (« si untel n’est pas élu, alors je voterai plutôt pour untel »), ce qui intrique et complexifie la mesure de ce que veut la communauté dans son ensemble. Dans certaine situations, on peut par exemple préférer A à B, et C à D, et pourtant préférer le couple B-D au couple A-C. Le résultat d’un vote varie parfois sensiblement selon la procédure utilisée, ce qui interroge sur les limites d’un tel système.

Ainsi, la tâche de construire une préférence commune à partir des préférences individuelles est apparemment impossible à réaliser sur le plan théorique, tant le nombre de paramètres à prendre en compte semble indéterminable et complexe à intégrer dans la procédure de vote en elle-même. Ceci reste vrai en supposant que les citoyens disposent de préférences rationnelles non biaisées.

L’importance de la négociation

Pour combler les difficultés procédurales du vote, la négociation apparaît comme une solution indispensable. En étudiant plusieurs blocs de propositions, en faisant des concessions, et en discutant, les préférences qui au départ n’étaient pas clairement déterminées commencent à se préciser. En principe, la négociation profite à tous ses participants, et désavantage ceux qui n’y ont pas participé.

Mais, en théorie, les négociations dans un processus électoral sont très coûteuses en temps, car il est nécessaire d’aller au fond des sujets traités et d’alimenter les débats par la documentation et les informations qui s’imposent. Les alternatives doivent être explorées, les propositions étudiées, des contre-propositions faites, etc.

En pratique les négociations sont bien plus expéditives et sont dépendantes des relations entre les partis et de la confiance mutuelle qu’ils s’accordent. Ces négociations ne vont généralement pas jusqu’au bout des choses puisque sur certains sujets, les intervenants savent que tel ou tel point est non-négociable, et ainsi une partie des négociations demeure tacite.

En définitive, puisqu’il est complexe de faire voter les citoyens pour les raisons évoquées précédemment, une large part des décisions de nos démocraties est dévolue à la négociation entre représentants des différents partis. Dans ce contexte, qui est le nôtre, l’enjeu de la démocratie devient la sélection et le contrôle de ces représentants.

Le referendum

Afin d’homologuer le résultat des négociations, un referendum peut être organisé, généralement parmi les représentants (au parlement), et plus rarement auprès de l’ensemble des citoyens.

Toutefois, le referendum est loin d’être un instrument démocratique exempt de défauts. Il est victime des différents biais évoqués jusqu’ici (gratuité du vote, irrationalité des préférences, impossibilité d’agréger les préférences individuelles dans un résultat global), et souffre d’autres maux. Par exemple, pour une question qui n’affecte en pratique qu’une minorité de citoyens, ceux-ci ne disposent pas d’une force de décision renforcée (équité), et le résultat dépend du vote de la majorité non affectée par la question (égalité). Il serait par ailleurs très complexe d’instaurer un système au sein duquel les minorités impactées disposeraient de droits de vote renforcés, car la mesure de l’impact varie sensiblement d’un sujet à l’autre.

Quand bien même l’ensemble des citoyens serait affecté de manière égale par une question soumise à referendum, ceux-ci ne disposeraient pas toujours des connaissances suffisantes pour répondre à la question de manière éclairée (contrairement à un corps délibératif plus restreint). L’auteur cite le cas des sanctions pénales qui laissent souvent penser qu’il s’agit d’une question morale ne nécessitant aucun savoir particulier, or il convient de disposer de connaissances en matière de justice et de criminologie pour apprécier la réponse à apporter à ce problème. Ainsi, les citoyens ne sont pas toujours en mesure de savoir qu’ils sont incompétents pour répondre à une question donnée, et ne cherchent donc pas à s’instruire davantage sur le sujet avant de voter.

Néanmoins, on peut imaginer que plus le referendum est utilisé, moins ce problème de compétence serait présent, les citoyens s’habituant progressivement à l’exercice d’auto-évaluation.

Parmi les autres limites du referendum, on peut citer la difficulté de fournir un niveau d’information décent et égal à tous les citoyens dans un monde où les médias de masse monopolisent l’attention du public. En outre, sachant que l’impact de leur vote individuel sur le résultat final est négligeable, un certain nombre de citoyens se désintéressent des sujets qui ne les touchent pas, et votent plutôt pour les solutions connues et déjà expérimentées que pour les alternatives nouvelles (aversion pour le risque).

En définitive, il y a peu de sujets sur lesquels un citoyen dispose d’un avis ou d’une préférence forte et engagée, la plupart du temps cela ne l’affecte que peu, et il préfère pour cela confier la charge de voter à un représentant.

Les élections

L’élection de ces représentants constitue elle aussi une tâche démocratique empreinte de biais et de défauts qui la rendent peu satisfaisante.

De la même façon que pour le referendum, les minorités insatisfaites ne peuvent faire peser leurs préférences dans l’élection d’un représentant, choisi par la majorité désintéressée. Il faut néanmoins reconnaître que ces minorités, souvent représentées par des groupes structurés (associations par exemple) peuvent faire pression sur les partis politiques afin que leurs préférences soient prises en compte.

Les modalités de désignation des représentants sont souvent basées sur des circonscriptions géographiques, ce qui biaise le résultat d’ensemble non proportionnel aux préférences de vote des citoyens.

Comme vu précédemment dans les limites de la procédure de vote, il n’existe pas de système permettant de refléter pleinement les préférences des citoyens, et la méthode utilisée doit en permanence être adaptée au contexte (ce qui est rarement le cas en pratique car les règles électorales évoluent peu).

Au final, l’objectif du vote n’est plus de représenter une variété d’intérêts et de préférences, mais de proposer une décision ou un candidat qui satisfasse au plus grand nombre. Dans le cas des petits comités délibératifs, le vote n’est utilisé qu’à la toute fin du processus, lorsque la discussion a permis de faire émerger toutes les alternatives envisageables et que chaque membre a pu en prendre conscience, de manière à ce que le vote ne soit qu’une manière d’approuver formellement un consensus déjà atteint.

Pour en revenir à nos systèmes électoraux modernes, il en va de même : le vote n’apporte au final que peu de valeur ajoutée, c’est la négociation entre partis politiques ou candidats en amont de l’élection qui détermine la qualité de l’issue du vote. S’il n’y a que des partis aux programmes populaires et ingénieux, alors il y aura forcément l’un d’entre qui sera élu, et au contraire si aucun programme n’est satisfaisant le vote ne changera rien au fait qu’un programme médiocre sera élu. L’élection est donc entièrement dépendante du processus de négociation entre partis.

Source

John BURNHEIM – Is Democracy Possible ? The alternative to electoral politics – Chap. 3 part I

2 réflexions sur “Le vote selon Burnheim

  1. Pingback: La Démarchie de Burnheim – Prémices | Démocurieux

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