Cet article vise à apporter un regard critique et analytique sur l’organisation du Grand débat national qui s’est tenu en 2019 au sein de la Ve République française, notamment au regard du tirage au sort, de la démocratie participative, et de la démocratie délibérative.
Il ne s’agit aucunement de s’intéresser au contenu des thèmes ou des sujets politiques traités, seul le processus nous intéresse ici.
Cet article en particulier traite de la première phase du Grand débat, la récolte des contributions citoyennes. La phase délibérative (assemblées tirées au sort) sera étudiée dans un second article.
L’organisation du Grand débat national
Vue d’ensemble
Durant la première phase du Grand débat, les citoyens sont incités, sur une durée de 2 mois, à participer à la discussion par les divers moyens mis à leur disposition :
- Envoyer une contribution en ligne, par courrier, ou dans une mairie sur un cahier citoyen
- Répondre à un questionnaire dans un stand de proximité
- Participer à une réunion d’initiative locale
Ces « contributions » sont toujours adossées à l’un des 4 thèmes du Grand débat (Fiscalité et dépenses publiques, Transition écologique, Démocratie et citoyenneté, Organisation de l’État et des services publics). On retrouve trois types de contributions :
- Les « Questionnaires rapides » qui consistent en une série de questions fermées. Les citoyens peuvent y répondre sur le site du Débat national ainsi que dans les différents stands de proximité.
- Les « Propositions » qui consistent en une série de questions ouvertes. Elles peuvent être remplies sur le site du Débat national, ou bien découler d’une réunion d’initiative locale.
- Les « Contributions libres », sont, comme leur nom l’indique, librement rédigées. Elles représentent environ 680 000 pages, tirées des 19 899 cahiers citoyens, 27 374 courriers et email, et des compte-rendus de 9 454 réunions d’initiative locale.

Réunions d’initiative locale
Le cas des réunion d’initiative locale, bien que leur impact statistique soit très minoritaire, est intéressant. Tout citoyen peut déposer une demande afin d’organiser une réunion locale sur un ou plusieurs thèmes du Grand débat. Une poignée de ces demandes a été refusée (41) pour des motifs relativement évidents. Exemples de thèmes non approuvés : « Éloignement de la lune », « Pour un retour des sacrifices humains tous les dimanches en faveur de l’Économie » etc. Au final, 10 134 de ces réunions ont eu lieu, dont environ la moitié a été organisée par des élus locaux (maires principalement), et l’autre moitié par des citoyens et des associations.
Les compte-rendus rédigés à l’issue de ces réunion comportent le plus souvent quelques pages, et listent un ensemble de propositions simples dans le cadre des 4 thèmes du Grand débat. On remarque que, dans un certain nombre de cas, les réunions ont pris comme fil directeur de leur réflexion les questions ouvertes des thèmes traités. D’autres réunions semblent s’être affranchies de ce cadre. Il n’y a, en tout cas, aucun formalisme imposé, et si certains compte-rendus s’attachent à décrire méthodiquement les paramètres de la délibération (durée, nombre de participants, synthèse des opinions divergeantes, etc.) d’autres adoptent une rédaction plus laconique. On peut aussi s’interroger sur la réalité de certaines réunions, en l’absence de tout dispositif de contrôle ou d’émargement des participants.
Restitution des résultats
Synthèse des questionnaires et propositions
Quatre synthèses ont été publiées, une pour chaque thème, d’environ 200 pages chacune. Des méthodes utilisant l’intelligence artificielle ont été utilisées pour analyser les réponses aux questions ouvertes.
Pour chaque question, des statistiques poussées sont données, par exemple pour la question n°14 du thème « La démocratie et la citoyenneté » qui était « Faut-il tirer au sort des citoyens non élus pour les associer à la décision publique ? » on remarque que 55% des 336 964 répondants y sont favorables, mais qu’il existe une disparité forte entre d’une part l’Ile-de-France (50%), la moyenne des autres régions (57%), et l’outre-mer (65%). Les données sont également croisées avec celles d’autres questions. Ainsi, ceux qui sont favorables au vote obligatoire sont plus enclins (58%) au tirage au sort que ceux qui y sont défavorables (50%). On n’observe d’ailleurs pas de nette corrélation entre le tirage au sort et le referendum : seuls 64% des répondants qui souhaitent davantage de referendum nationaux sont également favorables au tirage au sort.
Dans tous les cas, les synthèses s’abstiennent de toute interprétation et ne font que transcrire un maximum de données sous un format compréhensibles.
Synthèse des contributions libres
Les contributions libres sont, quant à elles, analysées par une équipe différente et synthétisées dans un rapport distinct de 200 pages environ. Ne s’agissant que de textes libres, leur analyse est beaucoup plus complexe et nécessite des traitements qui conduisent à définir des thèmes, des sous-thèmes, etc. Les propositions ne sont jamais analysées sur leur cohérence d’ensemble, de bout en bout, mais uniquement via les occurrences de certains termes ou expressions, indépendamment du sens ou du contexte, afin d’en tirer des éléments statistiques.
Les résultats sont présentés sous la forme d’arbres, avec, dans la plupart des cas, un tronc qui représente un certain consensus parmi les propositions, puis des branches qui développent des approches différentes, complémentaires et parfois opposées :

Analyse de la phase participative du Grand débat
Un dispositif d’ampleur
Au seul regard de ses dimensions on peut dire que le « Grand » débat mérite sont titre. Avec environ 300 000 répondants uniques par question, et de très nombreuses contributions libres, la base statistique est considérable. En comparaison, l’échantillon représentatif utilisé lors des sondages d’opinion électoraux dépasse rarement 2 000 personnes.
Cette « grandeur » se retrouve aussi dans les restitutions qui sont très volumineuses, ainsi que dans la transparence du processus qui rend accessible une très large partie des informations brutes (cette transparence n’est toutefois pas intégrale : certaines données ne sont pas disponibles, et les méthodes d’analyse ne sont pas dévoilées).
Et bien sûr, cette ampleur a un coût, estimé à 12 000 000 € par ses organisateurs (pour l’ensemble du Grand débat, pas uniquement la phase participative). En comparaison, un sondage d’opinion coûte quelques milliers d’euros par question.
Les biais du Grand débat
Le grand nombre de questions induit un risque de biaisement des réponses apportées. Ces questions ont été rédigées par la mission interministérielle, et ont, à ce titre, été critiquées pour leur orientation. Il est difficile de savoir ce qu’il en est réellement, car ces phénomènes sont difficiles voire impossible à démontrer scientifiquement a posteriori. Il est évident, en tout cas, que la formulation d’une question influence la réponse qu’on peut en faire. Pour éviter d’entamer la légitimité du processus dans un contexte de perte de confiance entre les citoyens et le gouvernement, les questions auraient pu être rédigées dans le cadre d’un processus préalable, éventuellement par des citoyens tirés au sort.
Le second biais repose sur la non représentativité des répondants. En effet, malgré la taille conséquente de l’échantillon, celui-ci est loin d’être représentatif de la population française. Cela est mis en évidence de manière très transparente dans la présentation de la méthodologie (à partir de la diapositive 18). Ainsi 22% des répondants viennent d’Ile-de-France alors que la région ne représente que 18% des citoyens. De même, 9% des répondants résident dans une commune rurale alors que 23% de la population vit dans de telles communes.
Toutefois, il faut reconnaître que cette non représentativité est contrebalancée par le niveau de détail statistique qui permet d’étudier, catégorie par catégorie, le niveau de réponse aux différentes questions. Mais cette situation tend tout de même à biaiser les résultats généraux, car ils ne sont pas retraités pour corriger cet effet.
Un autre biais, non visible dans la méthodologie, est commun à la majorité des outils de démocratie participative : les répondants sont auto-sélectionnés. C’est-à-dire qu’en l’absence de caractère obligatoire seuls les citoyens qui se sentent concernés par les thèmes et la forme du Grand débat y participent. Ainsi, les citoyens qui ne se sentent pas intéressés, pas légitimes, ou pas informés ne sont pas inclus dans le processus. Il en résulte la même problématique de non-représentativité évoquée précédemment.
Les doléances sont-elles un instrument démocratique ?
Le terme de « doléances » n’est, sauf erreur, présent dans aucune communication officielle autour du Grand débat, mais a rapidement été associé au processus par les médias. Le lexique officiel parle plutôt de « cahiers citoyens » ; les cahiers de doléances font référence aux usages de l’Ancien Régime, et notoirement de ceux utilisés lors des États généraux de 1789. Ils contiennent des critiques, des vœux et des protestations, souvent très précises et de portée locale (pollution d’un ruisseau par exemple), afin que le représentant de cette localité aux assemblées puisse être au fait de ces problématiques.
On peut s’interroger sur l’utilité du processus aujourd’hui, et de la manière dont il a été exploité dans le cadre du Grand débat :
- Le fait de poser par écrit, dans un cadre officiel, ses idées et ses plaintes est un acte démocratique pour les citoyens qui s’y soumettent. Ces individus s’engagent dans la vie de la nation, et, quelle que soit la nature de leurs revendications, on peut admettre que cela contribue à développer la culture démocratique d’un pays.
- Cet acte, bien qu’individuel, voire intime, incite à un certain partage d’opinion entre citoyens. De manière très pragmatique, un citoyen peut lire les autres doléances, il peut aussi participer aux réunions d’initiative locales et écouter d’autres points de vue que le sien, lui permettant éventuellement d’évoluer dans son opinion.
- Toutefois, les doléances, une fois écrites, font naître une attente envers les pouvoirs publics. Une attente que ceux-ci sont matériellement incapables de traiter : il n’est pas possible pour une personne de prendre connaissance de l’intégralité des doléances. La très grande majorité d’entre elles ne seront jamais lues par les décideurs, car leur nombre (680 000 pages) les rend intraitables de manière équitable. C’est aussi la raison pour laquelle aucune doléance « brillante », qui dénote par la qualité et l’originalité de son argumentation, n’est mise en avant. Au-delà du geste citoyen, la démarche est donc vaine, sans véritable intérêt pour la communauté, en dehors des analyses statistiques qui seront réalisées (mais qui seront toujours moins exploitables par les pouvoirs publics que les enquêtes d’opinion mieux cadrées). Pire, l’absence de prise en considération risque de créer de la frustration de la part des citoyens.
- Cette frustration, associée avec l’absence d’engagement ferme des pouvoirs publics sur une éventuelle décision publique (le processus ne permet pas de faire émerger une décision cible bien précise, il est donc naturel que les pouvoirs publics ne puissent pas prendre d’engagement en amont), va à l’encontre de l’idée selon laquelle les doléances seraient une alternative aux mouvements sociaux.
- L’information contenue dans les doléances peut être intéressante pour mesurer l’opinion, mais le processus n’est pas conçu pour produire des recommandations construites. Les doléances s’expriment de manière hétérogène selon la sensibilité de chaque citoyen. Il n’est pas possible de distinguer, dans ce cadre, les propositions émanant de citoyens éclairés sur le sujet qu’ils traitent, et les propositions qui émanent de citoyens non informés. S’agissant d’un acte individuel, il est difficile pour ces citoyens de se remettre en question ou de s’instruire de points de vue différents du leur ; il en ressort donc une certaine pauvreté dans la qualité des doléances ainsi produites.
Les doléances sont donc bien évidemment un instrument démocratique en ce qu’elles donnent la possibilité au peuple de s’exprimer dans un cadre officiel. Mais il s’agit d’un instrument fort peu efficace, car il exige de lourds moyens matériels (recueil des doléances, numérisation, traitement informatisé, etc.) pour un résultat difficilement exploitable.
Une participation limitée à un sondage
La plateforme du Grand débat n’inclue aucun outil permettant aux participants de discuter entre eux autour des thèmes, ni de mettre en avant certaines propositions. C’est une bonne chose si on se borne à vouloir recueillir une opinion non biaisée des citoyens, mais c’est une mauvaise chose si l’on souhaite faire ressortir des propositions marquantes, ou bien un sentiment plus accru de participation des citoyens dans le processus.
Des initiatives non-officielles ont vu le jour pour permettre ces échanges, mais elles demeureront toujours moins populaires qu’un système intégré sur le site officiel du processus.
En définitive, la phase participative du Grand débat se limite à des instruments de sondage de l’opinion des citoyens. Il n’y a pas de volonté de faire émerger des solutions construites, et/ou populaires. Seule la mesure de l’opinion a été prise en compte. C’est un parti pris qui peut se concevoir sachant qu’une seconde phase est spécifiquement consacrée à la délibération ; mais on peut s’interroger sur la démesure qu’a pris cette phase participative. Était-il bien nécessaire de mettre en œuvre tous ces dispositifs coûteux, complexes, pas toujours très homogènes ou lisibles ? N’aurait-il pas fallut se contenter de sondages plus classiques et allouer les fonds restants à la délibération ?
En sortant du cadre théorique, le Grand débat, par son existence, ses dimensions, et sa transparence, fait tout de même avancer l’état de l’art de la démocratie participative.
L’article suivant traite de la phase délibérative du Grand débat.
Retour sur le Grand débat : délibération et modèle revisité
Il s’agit ici d’étudier la seconde phase du processus qui introduit des éléments délibératifs et d’y apporter une critique ; enfin, il sera proposé un modèle revisité du Grand débat national.
Sources
Joel BERENGUER MONCADA – Grand débat : les limites du « in » – 2020
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