La crise de la démocratie représentative

Dans son ouvrage Open Democracy, Hélène Landemore dresse un état des lieux des systèmes politiques dans lesquels nous vivons et que nous appelons démocratie représentative.

Crise majeure ou simples turbulences ?

Plusieurs indices suggèrent que les démocraties représentatives occidentales traversent une crise majeure :

  • Les taux de participation électorale sont en baisse depuis les années 60 ;
  • Les partis politiques comptent de moins en moins d’adhérents ;
  • Le débat public se polarise avec le renforcement des extrémismes et du populisme ;
  • Des démocraties illibérales (dont la Hongrie de Victor Orbán se revendique) sont en train d’émerger ;
  • Le nombre de démocraties dans le monde est en baisse depuis les années 90.

D’un point de vue institutionnel, toutes les conditions de la démocratie semblent pourtant réunies : des élections libres, la séparation des pouvoirs, la liberté de la presse, l’alternance des partis au pouvoir, etc.

De nombreux sondages montrent que les citoyens perçoivent un « désenchantement » de la démocratie. Cela peut s’expliquer par un fossé grandissant entre, d’un côté, les attentes démocratiques des citoyens qui ont évolué à la hausse et, de l’autre, des institutions stagnantes et difficile à réformer.

Des chercheurs comme Bernard Manin réfutent cependant l’idée d’une crise majeure, car la démocratie a toujours connu des périodes de turbulence à court terme. Elle s’est, au contraire, montrée extraordinairement stable sur le long terme et s’est adaptée aux évolutions de la société, passant du parlementarisme au 19e siècle aux partis de masse au 20e siècle, jusqu’à l’actuelle démocratie du public. De ce point de vue, les perturbations que nous rencontrons sont peut-être simplement le signe du passage à la prochaine forme de démocratie représentative.

Qu’il s’agisse d’une crise ou de simples turbulences, il faut s’intéresser aux causes. L’auteure propose trois explications :

  • La mondialisation a renforcé une élite économique qui s’est mise à exercer une influence de plus en plus grande sur les institutions démocratiques ;
  • Le développement d’internet et des réseaux sociaux a créé un désir d’instantanéité et de dialogue chez les citoyens que les responsables politiques sont incapables de combler ;
  • Les inégalités sociales causées par le capitalisme favorisent les citoyens les plus riches qui ont les moyens d’influencer la décision publique au détriment des plus pauvres.

Un bon système politique devrait être capable de résister à ces facteurs externes. Ainsi, si la démocratie représentative est aujourd’hui en crise, c’est peut-être parce qu’elle présente des défauts structurels.

Les défauts structurels de la démocratie représentative

La démocratie représentative n’est peut-être pas aussi démocratique qu’on le pense. Selon la définition de Robert Dahl, elle satisfait rarement, selon les pays, plus de deux ou trois des cinq critères qu’il a établis.

Bernard Manin définit la démocratie représentative comme un régime mixte entre l’aristocratie et la démocratie au sens athénien. La composante aristocratique se manifeste par la tendance des électeurs à choisir des élites pour les gouverner et à la grande marge de manœuvre dont celles-ci jouissent une fois au pouvoir. La composante démocratique se trouve dans la répétition des élections qui permet de sanctionner les élus qui abusent de leur pouvoir et dans le débat public où chaque citoyen a la possibilité d’exprimer son opinion sans être réprimé.

Dans la théorie de la démocratie délibérative de Jürgen Habermas, les décisions publiques doivent résulter non pas de compromis, de négociations ou de contraintes, mais de la force du meilleur argument dans un débat libre et équitable entre les citoyens.

Cette conception de la démocratie recèle de multiples avantages selon ses défenseurs :

  • Les lois et politiques adoptées sont plus populaires ;
  • Les citoyens ont l’opportunité d’exprimer leur opinion ;
  • Le débat pousse les citoyens à s’informer, à s’éduquer, et à s’engager ;
  • L’intérêt général a plus de chance d’être respecté ;
  • Les problèmes collectifs sont plus aisément résolus.

La démocratie délibérative est un idéal qui s’applique aussi bien à la démocratie directe (le débat a lieu directement entre les citoyens) qu’à la démocratie représentative (le débat a lieu entre représentants).

En pratique, cependant, la démocratie délibérative peine à s’épanouir au sein des démocraties représentatives. Les partis politiques, censés être de simples intermédiaires, sont centraux dans les systèmes électifs et agrègent les opinions de partisans qui, bien souvent, refusent de discuter avec ceux qui ne pensent pas de la même manière qu’eux. Il y a une dissonance fondamentale entre délibération et engagement partisan.

Ainsi, la démocratie représentative échoue à satisfaire pleinement la définition de la démocratie et ne parvient pas non plus à atteindre l’idéal de la démocratie délibérative.

La voie abandonnée du tirage au sort

Le tirage au sort n’a jamais été vu comme une alternative sérieuse à l’élection lors des débats fondateurs de la démocratie représentative. Cela s’explique, selon Bernard Manin, par le lien étroit entre légitimité et consentement qui prévalait à l’époque. Le tirage au sort ne permet pas au peuple de choisir ses représentants, contrairement à l’élection.

Aujourd’hui, les avancées en mathématiques nous ont permis de comprendre qu’il est possible d’obtenir un échantillon statistiquement représentatif de la population grâce au tirage au sort. De plus, on sait que la diversité cognitive d’un groupe influence positivement la qualité de ses décisions. Or, le tirage au sort a pour effet de maximiser la diversité de l’échantillon, contrairement à l’élection qui filtre les candidats pour aboutir à une assemblée relativement homogène.

Ainsi, nous n’avons plus de raisons, aujourd’hui, de réfuter catégoriquement l’hypothèse du tirage au sort comme remplaçant de l’élection pour sélectionner des représentants.

Les alternatives contemporaines

Face au constat d’une crise supposée ou réelle de la démocratie représentative, de nombreux chercheurs se sont penchés sur des modèles alternatifs.

Certains proposent de réformer les institutions pour introduire davantage de contre-pouvoirs ou, au contraire, d’accroître la compétition entre les partis politiques afin qu’une majorité claire se dégage. Dans tous les cas, le but est de restreindre l’influence des intérêts privés sur la politique. Cependant, les réformes envisagées restent peu ambitieuses et donc peu susceptibles de corriger les défauts structurels de la démocratie représentative.

John McCormick, quant à lui, envisage l’instauration d’un Tribunat où les citoyens les plus riches seraient exclus de manière à créer un véritable contre-pouvoir au sein des institutions. Cependant, cette approche, en raison de la distinction de classe qu’elle crée entre les citoyens, semble peu démocratique.

Enfin, de nombreux autres chercheurs proposent de remplacer partiellement ou totalement l’élection par le tirage au sort (Wright et Gastil, Guerrero, Fishkin…) ou par un système d’assemblées composées de citoyens volontaires. Dans ces modèles, le sens de la représentation politique est drastiquement changé par rapport à la « démocratie représentative » telle que nous la connaissons.

L’auteure se positionne dans cette dernière lignée avec son modèle de la démocratie ouverte. La démocratie représentative a été si longuement ancrée dans une conception élitiste du pouvoir qu’on ne peut se contenter de l’améliorer à la marge, il faut repartir de zéro.

Conclusion

Autant du point de vue empirique que conceptuel, nous pouvons constater une crise de la démocratie représentative qui, en réalité, n’a jamais été entièrement une démocratie au sens de la formule « par le peuple, pour le peuple ».

L’élection semble être au cœur des faiblesses structurelles de la démocratie représentative bien que, paradoxalement, c’est essentiellement par ce mode de sélection qu’elle se définit aujourd’hui.

La représentation peut cependant adopter d’autres formes qui ont été largement négligées ces derniers siècles, à savoir le tirage au sort et les assemblées auto-sélectionnées qui sont plus susceptibles d’atteindre l’idéal de la démocratie délibérative.

Source

LANDEMORE – Open Democracy, chapter 2 : the crisis of representative democracy (2020)

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