Les critiques de la démocratie ouverte

Hélène Landemore a développé un modèle de démocratie ouverte visant à inclure davantage les citoyens dans la décision publique, notamment en se basant sur des assemblées tirées au sort.

L’auteure répond à certaines critiques qui pourraient viser son modèle, notamment l’incompétence des citoyens, leur vulnérabilité face aux influences extérieures, la domination de la majorité et le supposé manque de responsabilité politique des citoyens.

L’incompétence des citoyens

Inclure des citoyens tirés au sort ou auto-sélectionnés dans le processus décisionnel serait néfaste, selon la critique, car l’État doit répondre à des problématiques complexes qui ne peuvent être confiées qu’à des spécialistes de la politique.

L’auteure a déjà démontré qu’un groupe diversifié était capable de résoudre plus efficacement un problème complexe qu’un groupe d’experts homogène, aussi qualifiés soient-ils. La diversité cognitive est indispensable à l’intelligence collective.

De plus, plusieurs enquêtes montrent que les citoyens sont globalement plus satisfaits par les décisions prises dans le cadre d’un processus délibératif que par des professionnels de la politique.

En outre, donner du pouvoir aux citoyens ne veut pas dire écarter complètement les experts. Leur avis sera toujours nécessaire pour conseiller les citoyens, ils n’auront simplement pas la main sur le processus décisionnel.

La domination des influences extérieures

Même si les citoyens s’avèrent potentiellement compétents pour résoudre des problèmes complexes, ils risquent d’être fortement influencés dans leur décision par la bureaucratie administrative, les experts et les lobbyistes. Ce système ressemblerait alors à une démocratie de sondage où les instances citoyennes serviraient simplement de ballon d’essai pour tester la popularité des politiques des véritables décideurs.

Dans le prolongement de cette critique, il faut aussi ajouter que les referendums d’initiative citoyenne (en Californie, notamment), bien qu’ils soient conçus pour donner du pouvoir aux citoyens, peuvent en réalité donner le pouvoir à des groupes d’intérêt (notamment via les médias).

Pour éviter de tomber dans cette ornière, les referendums de la démocratie ouverte doivent nécessairement être précédés d’une phase délibérative dans laquelle les citoyens et les parties prenantes ont l’opportunité de s’exprimer dans des conditions libres et équitables. Exemple : les Citizen initative review de l’Oregon.

Cela n’empêchera cependant pas des entités fortunées d’influencer le débat public si elles en ont les moyens. Tous les systèmes politiques sont vulnérables face à ce risque. Pour le diminuer, c’est aux instances de pouvoir de prendre des lois spéciales afin de réglementer le financement de la vie politique.

En outre, si les lobbyistes abusent de leur influence sur les citoyens tirés au sort, ceux-ci pourraient très bien perdre confiance envers les groupes d’intérêt, ce qui leur serait nuisible à long terme, d’où une probable auto-régulation de l’influence. Quoi qu’il en soit, des contre-mesures peuvent être prises pour limiter le pouvoir de lobbyistes telles que des audits réguliers pour vérifier l’absence de conflit d’intérêt des citoyens tirés au sort ou encore en limitant les contacts entre les fonctionnaires travaillant pour l’assemblée et le pouvoir exécutif.

Il ne faut pas non plus oublier que la pratique du lobbying est aujourd’hui très liée aux mécaniques de l’élection, notamment le financement des campagnes électorales, chose qui n’existera plus avec une assemblée tirée au sort.

De plus, la pratique montre que les citoyens tirés au sort prennent leur rôle très au sérieux et qu’ils ne se laissent pas facilement influencer. Pendant la Convention citoyenne sur le climat, par exemple, les citoyens ont su déceler les conflits d’intérêts parmi les experts venus les éclairer et les remettre à leur place lorsqu’ils usaient d’arguments d’autorité dans leur discours.

La dictature de la majorité

La démocratie ouverte repose sur une règle de majorité simple en utilisant le scrutin du jugement majoritaire. La suppression des minorités de blocages, des institutions indépendantes (ex. : le Conseil constitutionnel) et des autres droits de veto risque, selon cette critique, de pousser le système vers une dictature de la majorité.

Certains pays utilisent peu de mécanismes de blocages, la Suède ou le Royaume-Uni, par exemple, n’ont pas de contrôle de la constitutionnalité des lois. Les parlementaires sont donc capables de se restreindre eux-mêmes pour ne pas adopter de textes qui menacent les minorités. Certaines études montrent même que ce sont les systèmes supra-majoritaires (c’est-à-dire les systèmes où il faut une majorité supérieure à la majorité simple pour dépasser les minorités de blocage) qui se montrent les plus intolérants quand le pouvoir en place dispose de la super-majorité nécessaire à faire passer les textes.

Cela ne veut pas dire que la démocratie ouverte doit s’affranchir de tout dispositif visant à limiter le pouvoir de la majorité. Des contre-pouvoirs et institutions indépendantes sont envisageables, mais compte tenu de la fluidité de la démocratie ouverte, il est à prévoir que la Constitution soit plus souple que dans nos démocraties représentatives actuelles. Il est aussi possible que ces contre-pouvoirs prennent la forme de jurys tirés au sort.

Le manque de responsabilité

Puisque la démocratie ouverte repose sur des modes de représentation différents de l’élection (le tirage au sort et l’auto-sélection), les représentants ne sont plus soumis à la sanction électorale et sont donc susceptibles d’être moins responsables de leurs actes que des élus.

Le principe délibératif de la démocratie ouverte pousse naturellement les représentants à justifier leurs décisions auprès du grand public, à plus forte raison s’ils savent qu’elles vont à l’encontre de l’avis de la majorité. Cet effet est amplifié par le fait que tout citoyen peut initier un referendum pour abroger une décision prise par une instance de la démocratie ouverte. L’assemblée législative anticipe l’épreuve du referendum en consultant au préalable toutes les parties prenantes, comme cela s’observe aujourd’hui en Suisse.

Enfin, la démocratie ouverte est fondée sur la transparence. Le contenu des délibérations et les informations des assemblées législatives sont mis à disposition du public, renforçant une fois de plus l’argument précédent. Il faut cependant reconnaître que l’excès de transparence peut être nocif et pousser les instances de pouvoir à délibérer soit secrètement soit d’une manière beaucoup moins ouverte et honnête.

Conclusion

La mise en œuvre concrète de la démocratie ouverte se confronte à plusieurs problèmes, mais que ce soit en raison de ses principes fondamentaux ou de contre-mesures qui peuvent être mises en place, il y a de fortes raisons de penser qu’elle saura les surmonter.

Source

LANDEMORE – Open Democracy, chapter 8 : on the viability of open democracy (2020)

Laisser un commentaire