Les raccourcis de la démocratie délibérative

Après avoir défini sa conception de la démocratie, Cristina Lafont s’intéresse au cas des « lotocraties », c’est-à-dire des régimes politiques qui se reposent totalement ou partiellement sur des assemblées tirées au sort pour prendre des décisions.

Le raisonnement des lotocrates

Les lotocrates ont une vision « micro-délibérative » de la démocratie, c’est-à-dire que, selon eux, la délibération doit être restreinte à un petit nombre d’individus (des citoyens tirés au sort) pour être la plus efficace. Ils avancent plusieurs arguments dans ce sens :

  • Le débat, l’argumentation, l’écoute, ou encore la remise en question des préjugés ne sont possibles qu’au sein de petits groupes de discussion ;
  • Plus la taille du groupe augmente, moins les participants ont d’opportunité d’exprimer leur point de vue ;
  • Plus la discussion est publique et a de retentissement médiatique, moins les participants peuvent s’exprimer honnêtement, de manière impartiale, avec pour seul objectif de se plier à la force du meilleur argument.

Ainsi, pour conserver les bénéfices de la délibération, elle doit être restreinte et isolée du grand public, ce qui crée un point de tension majeur avec le principe de participation défendu par l’autrice. Ce paradigme se retrouve dans le trilemme de Fishkin selon lequel un système politique ne peut cumuler que deux des trois caractéristiques suivantes : la délibération, la participation, et l’égalité politique. La lotocratie combine la délibération et l’égalité, car les citoyens ont les mêmes chances d’être tirés au sort, mais il omet la participation.

Trilemme de Fishkin entre l’égalité politique, la délibération de qualité et la participation citoyenne

Les trois principaux avantages d’un tel modèle lotocratique sont :

  • l’inclusion de toutes les catégories de citoyens à la décision publique (notamment grâce à la présence de quotas dans le tirage au sort) : on dit que l’échantillon est représentatif de l’ensemble de la population.
  • l’indépendance et l’impartialité des citoyens tirés au sort puisqu’ils n’ont aucune faveur à rendre ;
  • des décisions informées grâce à l’intervention d’experts, de parties prenantes et du partage d’expérience des citoyens.

L’opinion des citoyens qui est brute au départ évolue et se raffine au fur et à mesure du processus délibératif, comme cela est mis en évidence dans les sondages délibératifs de Fishkin. Ainsi, ce n’est pas « l’opinion de l’ensemble des citoyens » qui est représentée, mais « l’opinion de l’ensemble des citoyens s’ils avaient eu l’opportunité de délibérer dans de bonnes conditions ».

Cette approche délibérative est particulièrement séduisante dans le sens où elle endosse à la fois le rôle de filtre (la décision se base sur des opinions informées) et de miroir de la population (l’opinion émane des citoyens, et non d’une élite). En comparaison, l’approche pluraliste de la démocratie vu dans l’article précédent ne remplit que son rôle de miroir (elle donne le pouvoir à la majorité sans se préoccuper de la qualité de la délibération), tandis que l’approche épistémique n’agit que comme un filtre (elle se focalise sur la qualité des décisions sans s’intéresser aux décisionnaires).

L’autrice, cependant, explique dans les sections suivantes que c’est précisément en voulant assumer les deux rôles que la démocratie délibérative, telle qu’entendue par les lotocrates, échoue forcément à endosser l’un des deux.

La lotocratie comme filtre

Selon l’autrice, si l’on cherche vraiment à améliorer la fonction de filtre d’un système, cela ne peut se faire qu’au détriment de sa fonction de miroir. Si l’on se rend compte, par exemple, qu’une assemblée citoyenne produit de meilleurs résultats en y incluant des étrangers ou en excluant ses membres en conflit d’intérêts, sa composition ne reflèterait alors plus fidèlement l’ensemble des citoyens. Que l’assemblée produisant les meilleures décisions soit exactement le reflet de la population générale relèverait d’un hasard prodigieux.

De plus, si la délibération agit bien comme un filtre qui transforme l’opinion brute des citoyens en opinion informée, et qui fait de cette opinion informée la source sur laquelle doit se baser toute décision, cela revient à dire que l’opinion brute des citoyens ne doit jamais être prise en considération, que ce soit par le biais des élections, des referendums ou de toute autre forme de participation. Selon l’autrice, c’est bien ce que proposent les modèles lotocratiques : l’effacement de la participation au profit de la délibération.

La lotocratie comme miroir

Si l’analyse précédente est troublante, peut-être faut-il faire l’inverse et se demander si la lotocratie en tant que miroir est compatible avec son rôle de filtre ? Les assemblées citoyennes sont statistiquement représentatives de la population grâce au tirage au sort (ce point est contestable, mais supposons que cela soit vrai). Les citoyens peuvent faire confiance à ces représentants, car ils leur ressemblent et ne sont pas susceptibles de défendre d’autres intérêts (contrairement aux élus, notamment). De ce fait, il n’y a pas besoin de les contrôler ou de les sanctionner en cas d’écart, car ils pensent « comme nous ». Chacun peut donc se sentir associé aux décisions prises par ces représentants.

Cet argument semble cependant très fragile. Il ne tient qu’à la condition que tous les citoyens partagent les mêmes valeurs et les mêmes intérêts, ce qui est très loin d’être le cas. Plus la décision de l’assemblée prend en compte de points de vue différents, moins il est probable que le reste des citoyens ait le sentiment de voir ses intérêts défendus par cette assemblée, quel que soit le sujet. Ils peuvent se sentir représentés par les citoyens qui leur ressemblent, mais cela ne constitue qu’une minuscule partie de l’assemblée. Puisque les citoyens ne peuvent pas simultanément faire confiance aux multiples points de vue de l’assemblée, ils ne peuvent pas faire confiance à la décision majoritaire de cette assemblée, ne sachant pas si, dans les mêmes conditions, ils l’auraient soutenue.

Cela pourrait cependant être le cas si le processus décisionnel de l’assemblée était parfaitement transparent : les citoyens pourraient alors identifier les citoyens qui leur ressemblent et regarder de quelle manière ils votent. Mais, dans le même temps, cela ne ferait que mettre en évidence le fait que la majorité de l’assemblée ne leur ressemble pas. Les citoyens ne feraient donc pas confiance aux décisions de l’assemblée parce que ses membres leur ressemblent, mais parce qu’ils ressemblent à la majorité de la population.

Cette dernière affirmation n’est vraie qu’au début du processus, lorsque les membres de l’assemblée viennent d’être tirés au sort. Mais puisque, comme nous l’avons vu, les opinions brutes se transforment en opinions informées à l’issue de la délibération, les citoyens deviennent des sortes d’experts et ne sont plus le reflet de la population globale, à plus forte raison lorsque leur décision va à l’encontre de l’opinion publique. Et si les citoyens tirés au sort ne sont plus représentatifs, le fait qu’ils ne puissent pas être contrôlés et sanctionnés par le reste de la population devient inquiétant.

En d’autres termes, dans une lotocratie, les citoyens doivent s’en remettre aveuglément aux décisions de la meilleure version d’eux-mêmes qui se trouve dans les assemblées citoyennes. Il est normal que les citoyens s’en remettent à leurs représentants pour prendre des décisions dans une démocratie représentative, mais cela ne doit pas se faire aveuglément, c’est-à-dire sans garantie et sans moyen de contrôle.

Les assemblées citoyennes pourraient être sujettes à des contrôles, par exemple le referendum ou par le veto d’une chambre élue, mais auquel cas elles ne feraient qu’alourdir la démocratie au lieu de l’alléger. De plus, cela ferait perdre tout le bénéfice de la délibération, puisque des opinions brutes, non informées pourraient remettre en question les décisions qui en découlent (c’est également l’opinion de Guerrero dans son modèle de la lotocratie, qui préfère un modèle 100 % basé sur les mini-publics).

Conclusion

La lotocratie est un raccourci pris sur le chemin de la démocratie dans le sens où, au lieu d’informer la population globale et de la faire délibérer, elle choisit de ne faire délibérer qu’un échantillon de cette population. C’est le choix de la micro-délibération au détriment de la macro-délibération.

Or, il est impossible de s’affranchir de cette macro-délibération : les idées, les valeurs et les intérêts de la société doivent évoluer en même temps que les décisions publiques. Mettre en œuvre une réforme progressiste et ambitieuse validée par un petit groupe de citoyens informés ne peut pas s’imposer au reste de la population sans passer par la case du débat public : la micro-délibération ne peut pas court-circuiter la macro-délibération.

La micro-délibération dévoile la potentielle opinion informée qui se cache derrière l’opinion brute d’une majorité de la population à un instant donné et sur un sujet donné, mais elle est inutile pour mener à bien ce changement. Pour autant, l’autrice reconnaît qu’agir sur la macro-délibération est une tâche aussi frustrante que longue et fastidieuse, ce n’est pas une mince affaire, cependant elle a beaucoup plus de sens que la micro-délibération.

En revanche, dans le prochain article, l’autrice va montrer que les assemblées citoyennes peuvent tout de même avoir un rôle à jouer dans l’idéal démocratique, tant qu’elles ne sont pas utilisées comme des outils de décision.

Source

LAFONT – Democracy without Shortcuts: A Participatory Conception of Deliberative Democracy (2020)

Une réflexion sur “Les raccourcis de la démocratie délibérative

  1. Merci pour ce résumé de qualité. Je ferais quand même remarqué aux lecteurs qu’il faut toujours mettre les choses en perspective par rapport à notre maitre-étalon actuel à savoir la démocratie élective qui elle n’a aucune des trois qualités du trilemme de Fishkin. :

    • Il n’y a aucune égalité politique (voir la composition de l’assemblée) .
    • il n’y a aucune qualité de délibération (voir les pseudo débats dans l’assemblée, en sachant que les vrais décisions qui engage le pays à long terme sont prises par le 1er ministre et-ou le président et ses proches conseillers, les députés assujéttis à un parti et qui ont jurés allégeances au partie ne sont là que pour avaliser les décisions. Ils peuvent bien donner leur avis mais c’est le chef qui a le dernier mot.)
    • La participation citoyenne se résume à pas grand chose en dehors de mettre dehors le précédent dirigeant et le remplacer par un choisi par d’autre qui lui même sera mis dehors lors des prochaines élections.

    Enfin, j’aimerais bien savoir ou se situe le contrôle-sanction dans nos démocraties électives qui revient sans cesse pour justifier les élections. Le député a peu être peur pour son siège mais les vrais hommes de pouvoir qui prennent réellement les décisions n’en paie jamais le prix. Ils se recyclent pour la plus part comme consultants ou lobyistes et engragent les plus values pendant que la population en paient le prix. Jamais, je n’ai vu un homme politique perdre sa maison ou sa fortune pour une mauvaise décision politique. Par ailleurs, quand l’on voit le nombre d’hommes politiques condamnés pour corruption et qui se font réélire, on ne peut être que dubitatif face à cette argument.

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