L’efficacité de la démocratie ouverte

Contexte

Après la crise financière de 2008, l’Islande s’est engagée dans un long processus afin de revoir de fond en comble sa Constitution qui a peu changé depuis 1944.

Un dispositif en trois étapes s’est tenu (pour plus de détails, lire l’article complet sur le processus islandais) :

  • La réunion d’un forum national de 950 citoyens tirés au sort pour mettre en évidence les thèmes les plus importants à traiter ;
  • L’élection de 25 citoyens au sein d’une Assemblée constituante chargé de rédiger un projet de Constitution ;
  • 12 moments d’échanges durant lesquels l’Assemblée a sollicité l’avis des citoyens (sur internet et par courrier) sur le projet de Constitution en cours de rédaction.

Par la suite, le texte a été soumis à referendum et accepté par deux tiers des votants, mais il n’est jamais allé au bout de la procédure constitutionnelle (particulièrement lourde et complexe en Islande).

Un processus de démocratie ouverte ?

Après un examen attentif, on peut dire que le processus satisfait quatre des cinq principes de la démocratie ouverte :

  • Le droit de participer se retrouve à deux moments clefs du processus : le tirage au sort des citoyens du Forum national et les moments d’échanges entre l’Assemblée et les citoyens (on estime que 10 % des idées d’articles viennent des citoyens).
  • Des délibérations se sont déroulées tout au long du processus : lors du Forum national (l’objectif se limitait cependant à agréger l’opinion des participants), lors de la campagne électorale des 25 membres de l’Assemblée, durant les travaux de l’Assemblée (il y avait aussi des délibérations entre les 25 membres et les citoyens, mais de manière sporadique) et enfin avant le vote du referendum. Le retentissement international a poussé les Islandais à s’intéresser de très près au processus, ce qui a généré un débat public fécond (mais aussi un conflit de légitimité).
  • La règle de la majorité n’a pas été appliquée puisque d’une part le parlement n’a pas mis le texte au vote malgré un referendum approuvé par la majorité simple, et d’autre part puisque le texte aurait eu besoin d’obtenir une supermajorité pour être adopté (deux tiers des voix).
  • La représentation démocratique combine efficacement le tirage au sort (forum national), l’élection non professionnelle des membres de l’Assemblée, et l’auto-sélection (moments d’échanges avec les citoyens).
  • La transparence était assurée par les moments réguliers d’échange entre l’Assemblée et les citoyens qui pouvaient accéder à tout moment au projet de Constitution en cours de rédaction. Toutes les délibérations de l’Assemblée n’ont cependant pas été transmises au public.

Le cas islandais illustre le potentiel de la démocratie ouverte, bien qu’il ne soit pas exempt de défauts. Dès lors, il est intéressant de chercher à comprendre si le projet de Constitution rédigée par les citoyens est de bonne qualité. Le cas échéant, cela constituerait un indice sur la potentielle efficacité de la démocratie ouverte et, donc, sa légitimité « en aval » aux yeux du public.

Comparaison

Pour mesurer l’efficacité du processus, on peut comparer la Constitution produite par l’Assemblée constituante avec d’autres projets de Constitutions qui ont été réalisés en parallèle par un comité d’experts.

Droits fondamentaux

En matière de droits fondamentaux, le projet citoyen contient davantage d’items (31 articles) que la Constitution d’origine et les projets des experts. La Commission de Venise (organisation internationale qui a donné son avis sur le projet citoyen) a salué l’élargissement de la protection des droits de l’Homme et de l’environnement.

Le projet citoyen contient des articles inédits, comme le droit d’accès à internet, les droits des enfants, ou la lutte contre les violences sexuelles. Le spectre des discriminations est plus large que dans le projet des experts (notamment grâce aux retours de diverses minorités sur internet) et la liberté religieuse est plus étendue (l’Islande a actuellement une religion d’État). En général, le projet citoyen fait référence à la démocratie plutôt qu’à l’ordre public ou à la bonne morale, deux expressions que l’on retrouve dans les projets des experts.

Si le projet citoyen contient davantage de droits que les autres, il les formule en revanche d’une manière trop vague et générale au goût de la Commission de Venise qui redoute des problèmes d’interprétation et de mise en œuvre concrète de ces principes.

Démocraticité

Dans le projet citoyen et ceux des experts, les droits des citoyens sont placés au début du texte (il s’agissait d’une recommandation du Forum national), contrairement à la Constitution actuelle où ils sont à la fin. Au-delà de cette réorganisation symbolique, le projet citoyen crée de nouveaux dispositifs de participation :

  • L’obligation de passer par un referendum pour certains sujets (statut de l’église nationale, traités internationaux, etc.) ;
  • Une initiative par laquelle 10 % des citoyens peuvent demander la tenue d’un referendum abrogatoire sur une loi nouvellement adoptée ;
  • Une autre initiative par laquelle 2 % des citoyens peuvent déposer une proposition de loi au Parlement qui, si le seuil de signature dépasse 10 %, est automatiquement soumise à referendum (le Parlement peut alors émettre une contre-proposition qui sera elle aussi soumise à referendum, comme dans le système Suisse) ;
  • L’obligation de passer par un referendum pour modifier la Constitution (sauf si le Parlement adopte le projet à la majorité des cinq sixièmes) ;
  • La possibilité de destituer le Président après un vote du Parlement et un referendum ;
  • Et l’obligation pour les candidats à l’élection présidentielle d’avoir été parrainés par 1 % des citoyens au moins.

La Commission de Venise reconnaît l’importance de tous ces articles qui traduisent la volonté d’inclure les citoyens dans le processus décisionnel. Quant aux projets des experts, s’ils apportent eux aussi des améliorations démocratiques, elles sont plus restreintes, avec par exemple des seuils de signature plus élevés pour les referendums (15 %).

Transparence

Le projet citoyen insiste sur la notion de transparence. Il s’agit tout d’abord de rendre accessibles au public tous les documents et informations que l’Administration possède. Un article prévoit aussi la transparence dans l’actionnariat des médias, tandis qu’un autre souhaite rendre publiques les informations relatives aux donateurs lors des campagnes électorales. Des règles concernant les conflits d’intérêts au Parlement et au gouvernement sont également édictées.

Conclusion

Globalement, le projet citoyen semble l’emporter sur l’ancienne Constitution et sur le projet des différents experts. Cependant, la Commission de Venise a également émis de fortes réserves quant à l’application du projet citoyen dont les articles sont souvent rédigés de manière générale et floue. Cela risque de poser problème, selon la Commission, pour appliquer le nouveau texte. C’est, entre autre, ce qui a justifié l’abandon de la procédure constitutionnelle par le Parlement.

L’expérience islandaise montre donc qu’un processus constituant basé sur la démocratie ouverte est capable d’édicter des principes forts et plus ambitieux que ceux de simples experts (notamment parce qu’un petit groupe d’experts est trop homogène et ne bénéficie pas de la diversité cognitive d’un groupe inclusif connecté aux citoyens), mais que leur mise en forme et l’anticipation des contraintes pratiques se sont avérées plus fastidieuses.

Source

LANDEMORE – Open Democracy, chapter 7 : let the people in! Lessons from a modern viking saga (2020)

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