Après avoir défini le concept de légitimité, Hélène Landemore s’intéresse dans son ouvrage Open Democracy aux conflits qui peuvent survenir entre acteurs politiques, les uns se revendiquant plus légitimes que les autres pour prendre telle ou telle décision.
Pour ce faire, deux cas pratiques sont passés en revue : l’assemblée constituante islandaise et la Convention citoyenne pour le climat.
- La crise de la démocratie représentative
- Le mythe de la démocratie directe
- Élection et consentement
- Qu’est-ce que la représentation ?
- La représentation par tirage au sort
- La représentation par auto-sélection
- La responsabilité politique
- La légitimité politique
- Les représentants auto-sélectionnés sont-ils légitimes ?
- Les conflits de légitimité
- La démocratie liquide
- Comparaison entre la démocratie athénienne et la démocratie représentative
- La démocratie ouverte
- Les partis politiques sont-ils nécessaires ?
- L’efficacité de la démocratie ouverte
- Les critiques de la démocratie ouverte
- Peut-on changer la démocratie ?
Le cas de l’assemblée constituante islandaise
Contexte
À la suite d’une mauvaise gestion par le gouvernement de la crise financière qui a frappé l’Islande en 2008, le Parlement a décidé en 2010 d’organiser un processus constituant afin de restaurer la confiance des citoyens dans le système politique. En premier lieu, un forum national de 950 citoyens tirés au sort s’est réuni afin d’orienter les débats. Puis une assemblée constituante de 25 citoyens élus en dehors des partis politiques a été mandatée par le Parlement afin de rédiger une nouvelle Constitution.

L’élection des 25 membres de l’Assemblée a été invalidée par la Cour suprême pour des motifs douteux (ex : la hauteur des rideaux dans les isoloirs), mais les constituants ont été confirmés dans leurs fonctions par le Parlement. La Constitution a ensuite été approuvée à hauteur des deux tiers lors d’un referendum consultatif. Cependant, le texte n’a jamais été adopté par le Parlement.
Conflits
Au cours du processus, l’Assemblée a été considérée par certains citoyens, et par quelques-uns de ses propres membres, comme plus légitime que le Parlement pour plusieurs raisons :
- Les 25 citoyens élus ont été jugés plus « purs » que les parlementaires dont la réputation était encore entachée par le scandale de la crise financière ;
- Le rôle des constituants consistait à poursuivre les travaux des 950 citoyens tirés au sort qui, eux-mêmes étaient considérés comme légitimes, car statistiquement représentatifs de la population ;
- Le projet de nouvelle Constitution de l’Assemblée a été largement approuvé par referendum.
De son côté, le Parlement (les partis traditionnels, notamment) a fermement contesté la légitimité à laquelle l’Assemblée prétendait pour les raisons suivantes :
- L’Assemblée ne devait son existence qu’au Parlement ;
- L’élection des 25 constitutants a été juridiquement annulée par la Cour suprême, leur ôtant toute légitimité démocratique ;
- Le referendum n’était pas représentatif en raison du faible taux de participation (47 %).
Les affrontements entre les deux camps ont été virulents durant tout le processus. En définitive, c’est le Parlement qui l’a emporté puisque sa campagne de délégitimation de l’Assemblée a justifié l’abandon de la procédure constitutionnelle et l’absence de vote du Parlement sur le texte.
Le cas de la Convention citoyenne pour le climat
L’organisation de la Convention citoyenne pour le climat a suscité d’importants débats sur la légitimité démocratique d’une assemblée citoyenne tirée au sort, un phénomène politique inconnu en France jusqu’alors.
En affirmant que les propositions élaborées par la Convention seraient soumises à un referendum sans passer par le Parlement, le Président a ouvert le débat de la légitimité. Les parlementaires se sont majoritairement opposés à la Convention, car ils y voyaient une diminution de leurs prérogatives et une mise en compétition avec un nouvel acteur de la démocratie qu’ils ont dès lors cherché à délégitimer.
La question de la légitimité s’est aussi posée au sein de la Convention elle-même. Dans un questionnaire au début de l’expérience, on apprend que les 150 citoyens tirés au sort étaient assez divisés sur la manière dont ils se considéraient ou non comme des représentants légitimes :
- 35 % estimaient ne parler qu’en leur nom
- 25 % en leur nom et en celui des autres citoyens qui leur ressemble
- 24 % au nom de causes qui leur tiennent à cœur
- Et 3 % au nom d’autres groupes ou intérêts
Dans les interviews, plusieurs membres de la Convention se sont qualifiés de représentants, soit en tant qu’individus, soit en tant que groupe. Certains ont évoqué le fait que pour construire leur légitimité, ils devaient se rapprocher de ceux qu’ils étaient censés représenter. Ainsi, lorsqu’ils étaient de retour dans leur région entre les différentes sessions de travail, plusieurs membres de la Convention se sont rapprochés des acteurs politiques en rapport avec leur thème (écologie, logement, transport, etc.), exactement comme le font les députés quand ils rentrent dans leur circonscription.
Quand une citoyenne de la Convention a demandé au Président si la démocratie délibérative était l’avenir de la démocratie, celui-ci a répondu qu’elle devait nourrir la démocratie représentative, mais sans la remplacer. Cette position est contradictoire avec la volonté initiale du Président de court-circuiter le Parlement via le referendum, même si l’on sait aujourd’hui qu’il n’y a pas eu recours.
Conclusion
En Islande, le conflit de légitimité s’est soldé par l’échec de l’Assemblée constituante, tandis qu’en France le résultat est un peu plus flou, la preuve en est qu’une autre convention citoyenne a été organisée récemment sur le thème de la fin de vie.
L’issue de ces débats sur la légitimité est difficile, voire impossible à anticiper, tant ils dépendent de facteurs imprévisibles liés au contexte et aux prises de position individuelles (celles du chef de l’État, par exemple). Pour remporter ce genre de confrontation, il vaut mieux avoir du pouvoir, des moyens financiers et un peu de chance.
Ces expériences nous montrent aussi à quel point la légitimité est un concept dynamique qui n’est jamais acquis. Une institution n’est légitime qu’à un instant t, tout peut être remis en cause du jour au lendemain.
Source
LANDEMORE – Open Democracy, chapter 5 : legitimacy and representation beyond elections (2020)
Il est utile de préciser tout de même la raison pour laquelle il n’y a pas eu de référendums à la fin de la convention climat. Ce sont les tirés au sort eux-mêmes qui les ont refusés, estimant que les citoyens n’ayant pas eu la possibilité d’atteindre leur niveau de compétence ne seraient pas aptes à juger leurs propositions. Ici aussi, un conflit de légitimité donc. C’est une leçon à retenir pour la suite : devenant représentant, un tiré au sort se comporte assez rapidement de la même manière qu’un représentant élu.
Voir la conclusion de Cyril Dion à 45:54 dans le documentaire LCP ici : https://youtu.be/d87ebaDlq7M?t=2754
J’aimeAimé par 1 personne