L’amour des Athéniens pour les tribunaux est connu dans toute l’Antiquité, il est même tourné en dérision dans la célèbre comédie Les Guêpes d’Aristophane. De fait, l’Héliée a un rôle central dans la démocratie athénienne, c’est un lieu où tout à la fois on juge des affaires privées, on remet en question les lois et décrets et l’on accuse les magistrats.
- La démocratie athénienne (introduction)
- Chronologie de la démocratie athénienne
- La population d’Athènes
- La géographie politique d’Athènes
- La théorie de la politique grecque
- L’Ecclésia, l’Assemblée du peuple
- L’Héliée, le Tribunal du peuple
- La Boulè, le Conseil des cinq cents
- Les Collèges de magistrats athéniens
- Le contrôle des magistrats athéniens
- La procédure législative athénienne
- La politique athénienne
En matière judiciaire, l’Héliée peut être considérée comme une juridiction de seconde instance, l’équivalent d’une cour d’appel ou de cassation. Beaucoup d’affaires sont d’abord réglées par des magistrats ou des arbitres locaux, ce n’est qu’en cas de contestation de la décision qu’un procès se tient au Tribunal du peuple.
La plupart des affaires sont des procès politiques visant des magistrats ou des orateurs.
Composition

Les héliastes, les jurés
Tous les ans, 6 000 héliastes sont tirés au sort parmi les citoyens de plus de 30 ans, soit une population d’environ 20 000 personnes. Contrairement au tirage au sort des bouleutes qui attire peu de monde, les Athéniens se pressent pour devenir héliastes. Une fois tirés au sort, ils prêtent serment devant les Dieux :
« Je voterai selon les lois et les décrets du peuple et du Conseil. Mais en l’absence de lois, je jugerai selon ce qui me semble être le plus juste, sans faveur ni haine. Je ferai porter mon vote uniquement sur l’objet de la poursuite et j’écouterai avec une égale attention les deux parties, accusateur et accusé. »
Les Athéniens ne prennent pas ce serment à la légère. La menace du châtiment divin pousse les jurés à agir avec davantage de discernement qu’un citoyen quelconque de l’Ecclésia ; du moins, c’est ainsi que les Grecs le perçoivent.
Tous les citoyens peuvent se présenter au tirage au sort, mais ceux qui résident loin de la cité (jusqu’à 40 km) sont naturellement moins représentés que ceux qui habitent en ville.
Les jurés sont payés trois oboles pour une journée au Tribunal alors que le salaire journalier moyen est compris entre 9 et 15 oboles selon les époques. Les travailleurs n’ont donc pas d’intérêt financier à se rendre à l’Héliée. La fonction d’héliaste attire plutôt les citoyens âgés, incapables d’accomplir des travaux physiques. La moyenne d’âge est par conséquent bien plus élevée qu’à l’Ecclésia où le salaire est de 6 oboles pour une demi-journée et où il n’y a pas de restriction d’âge.
Le coût annuel de fonctionnement de l’Héliée est situé entre 22 et 37 talents (un talent vaut 36 000 oboles), ce qui est comparable aux 40 talents de l’Ecclésia, des sommes considérables rapportées au budget de la cité qui oscille entre 130 et 1200 talents. Quand l’État vient à manquer de fonds, notamment lors des guerres, l’activité des tribunaux est réduite aux affaires politiques.
Les magistrats
Les magistrats président et instruisent les procès en fonction de leur champ de compétence :
- les affaires de famille et d’héritage sont présidées par l’archonte éponyme ;
- les affaires d’homicide et de sacrilège sont présidées par l’archonte-roi ;
- les affaires visant des métèques sont présidées par l’archonte polémarque ;
- les affaires politiques sont présidées par les thesmothètes ;
- les affaires militaires sont présidées par les Stratèges ;
- toutes les autres affaires privées sont présidées par les Quarante (4 magistrats tirés au sort parmi chaque tribu).
Les Onze ont pour fonction de gérer les prisons et d’exécuter les criminels pris en flagrant délit, sans procès, notamment pour les affaires de vol.
Les thesmothètes, outre leur rôle dans les affaires politiques, ont la charge d’administrer l’Héliée et d’organiser les nombreux tirages au sort.
Les autres acteurs des tribunaux
Tous les procès sont personnels : l’accusateur et l’accusé ont interdiction de recourir à des avocats. Ce principe vise à éviter la professionnalisation de la démocratie. Cependant, dans les procès politiques, il est fréquent que des orateurs de l’Ecclésia viennent défendre l’une ou l’autre partie, on les appelle alors des synégores. Cependant, les parties ont interdiction de les payer.
De même, les parties font souvent appel à des logographes pour écrire leurs discours et préparer leur stratégie d’attaque ou de défense. Puisque les logographes ne sont pas présents au procès, les parties peuvent les payer pour leurs services.
Les sycophantes sont des accusateurs professionnels. Ils intentent des actions publiques afin d’en retirer un bénéfice personnel. Ils peuvent être payés par un riche commanditaire pour faire condamner un ennemi, ou bien se servir de leur réputation pour menacer et faire chanter un personnage de la haute société. Cette fonction officieuse est très mal vue par les Athéniens, bien qu’elle soit parfois nécessaire pour purger l’État de ses magistrats fautifs.
Pour éviter d’être assimilé à un sycophante lors des procès, les accusateurs essayent souvent de démontrer qu’ils ont un intérêt personnel à agir, notamment que l’accusé est leur ennemi juré. Les citoyens qui ont peu d’ennemis ont donc moins de chance de se faire assigner devant les tribunaux.
Procédures de fonctionnement
Tirage au sort quotidien des jurés et des magistrats
L’Héliée se réunit 175 à 225 fois par an. Il est convoqué par les thesmothètes, les six archontes responsables des lois. Le Tribunal ne peut pas se tenir un jour de réunion de l’Ecclésia.
Le nombre de jurés à tirer au sort parmi les héliastes qui se présentent aux portes du Tribunal chaque matin dépend de la nature des affaires à juger ce jour-là :
- les affaires privées de moins de 1000 drachmes (6000 oboles) nécessitent 201 jurés ;
- les affaires supérieures à 1000 drachmes demandent 401 jurés ;
- les affaires politiques ont besoin d’au moins 501 jurés, que l’on multiplie selon l’importance de l’affaire : 1001, 1501, 2001, 2501, etc. Les plus importantes requièrent l’ensemble des héliastes présents, il n’y a alors pas de tirage au sort.
Le nombre minimum de jurés à réunir chaque jour est d’environ 1500 au total, soit trois tribunaux de 501 jurés ou huit tribunaux de 201, par exemple.
Chaque matin, les héliastes volontaires se présentent au Tribunal. Ils passent par l’une des dix portes selon leur tribu et en profitent pour déposer dans un coffre une plaque de bronze nominative qui prouve qu’ils sont bien héliastes, le tout sous l’œil d’un archonte.
Les archontes prennent au hasard une plaque dans chacun des dix coffres et les dix citoyens correspondants deviennent jurés. Ils portent leur coffre jusqu’à l’un des deux klérotèrions de sorte qu’il y en ait cinq devant chaque machine à tirer au sort.

Le klérotèrion est séparé en deux parties : d’un côté il y a cinq colonnes (une par tribu) où une multitude de fentes permettent aux jurés de placer les plaques en bronze de leur coffre, et de l’autre il y a un tube opaque dans lequel des boules blanches et noires ont été placées par le haut de manière aléatoire. Tour à tour, les dix jurés vont procéder au tirage au sort des autres jurés de leur tribu.
Le juré tire une boule en bas du tube, si elle est blanche, les possesseurs des cinq premières plaques de la colonne sont désignés comme jurés, si elle est noire ils repartent chez eux. Le tirage continue jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de boules. Le nombre de boules blanches à insérer dans le tube correspond au nombre de jurés nécessaire pour la journée, divisé par dix puisqu’il a dix tribus, et divisé par cinq, puisque cinq plaques sont tirées à chaque fois. Ainsi, s’il y a 1500 jurés ce jour-là, cela veut dire qu’il y a 150 jurés par tribu, et qu’il faut donc placer 150÷5 = 30 boules blanches dans le tube.
Une fois tous les jurés tirés au sort, il faut encore les assigner au bon tribunal. Ceux-ci récupèrent un gland au hasard dans un grand panier et, en fonction de la lettre qui y est inscrite, savent dans quel tribunal ils doivent se rendre.
Parallèlement, les magistrats sont aussi assignés aux tribunaux par tirage au sort. D’un côté il y a un tube contenant autant de boules que de tribunaux, chacun ayant une couleur distincte, et de l’autre il y a un tube contenant autant de boules que de magistrats. Une boule de chaque tube est tirée afin d’affecter les magistrats aux tribunaux qu’ils doivent présider.
Enfin, avant que le procès débute, le président tire au sort un juré pour veiller sur la clepsydre (horloge à eau permettant de mesurer le temps de parole de chaque partie), quatre pour compter les votes et cinq pour rémunérer les autres en fin de journée.
Bien qu’étonnamment complexe et fastidieuse, cette procédure est répétée chaque jour où l’Héliée se réunit. Rompus à l’exercice, les Athéniens ne mettent pas plus d’une heure pour en venir à bout.
Action publique et action privée
Les actions privées sont intentées dans le cadre d’un litige entre deux personnes. Les actions publiques (graphè), en revanche, sont intentées par un citoyen quand l’ensemble de la communauté a été lésée. Tout citoyen peut intenter une action publique contre un magistrat pour sa mauvaise gestion ou le rédacteur d’un décret jugé inconstitutionnel.
Cependant, intenter une action publique ne se fait jamais à la légère. L’accusateur ne peut retirer sa plainte, à moins de payer une amende de 1000 drachmes (soit l’équivalent de 1000 jours de travail). De même, si l’accusateur obtient moins d’un cinquième des votes lors du verdict, il doit également payer 1000 drachmes et est condamné à l’atimie partielle (déchéance des droits) : il ne peut plus intenter d’action publique. Ce système vise à empêcher les sycophantes d’abuser des actions publiques pour s’enrichir.
Les Athéniens peuvent initier une action publique de nombreuses manières. Une affaire de corruption peut par exemple être portée par un citoyen devant l’Ecclésia, la Boulè, les thesmothètes, ou lors de la reddition des comptes du magistrat (les euthynai). L’accusé encourt des peines différentes selon la procédure utilisée, de l’amende à la peine de mort. Dans tous les cas, l’affaire se solde par un procès à l’Héliée.
Déroulement d’un procès

Avant d’en arriver au procès, l’accusateur doit inviter l’accusé à comparaître devant le magistrat compétent en présence de témoins. Le magistrat lit la plainte ainsi que la réponse de l’accusé et décide d’instruire ou non l’affaire. La décision est publiée et les parties versent chacune des frais de justice qui varient selon la nature de l’affaire.
Se tient ensuite une audience préliminaire durant laquelle les deux parties prêtent serment devant le magistrat. Un arbitre est tiré au sort parmi les citoyens de 59 ans appartenant à la tribu de l’accusé afin de trouver un arrangement. En cas d’échec, le magistrat demande aux thesmothètes d’inscrire l’affaire à l’ordre du jour du Tribunal.
Lors du procès, après tirage au sort des jurés et du magistrat, la plainte et la réplique de l’accusé sont rappelées aux jurés. Puis l’accusateur entame un discours dont la longueur varie en fonction de la nature de l’affaire et l’accusé répond par un seul discours d’une longueur identique. Les synégores, s’il y en a, peuvent intervenir à tout moment et poser des questions à l’une ou l’autre des parties, qui sont alors obligées de répondre.
Afin d’étayer leur plaidoirie, les parties peuvent recourir à plusieurs instruments de preuves, classés ci-dessous selon leur importance juridique :
- la loi, qui est souvent recopiée par les parties à partir des archives publiques ;
- les témoignages de citoyens ou de métèques ;
- les actes écrits de droit privé (contrat, testament, etc.) ;
- les témoignages d’esclaves, qui n’ont de valeur que s’ils sont obtenus sous la torture ;
- les serments faits par l’accusé ou l’accusateur, ou une femme (celles-ci n’ont pas le droit d’entrer au tribunal).
En fin de séance, les jurés prennent leur décision sans se concerter. On leur donne deux jetons, l’un dont le centre est creux, l’autre plein. Le premier signifie qu’on est en faveur du plaignant, le second de l’accusé. Les jurés placent le jeton avec lequel ils votent dans une urne en bronze et se défaussent de l’autre dans une urne en bois.
Si l’accusé est condamné, une sanction doit être définie. Les deux parties font une proposition, mais elle doit rester raisonnable, car les jurés choisissent entre les deux lors d’un second vote. Si l’accusateur se montre trop dur, les jurés choisiront plutôt la sanction que le défendeur propose de s’infliger, et inversement.
La journée judiciaire dure précisément 9 h 30. La longueur des procès est aussi bien calibrée :
- les affaires privées de moins de 5 000 drachmes durent une heure ;
- les affaires de plus de 5 000 drachmes durent deux heures ;
- les affaires politiques durent neuf heures.
Conclusion
Le tirage au sort des jurés remplit une double fonction pour les Athéniens : il donne à chacun une chance de participer à la vie judiciaire (principe de l’isonomia), et il évite la corruption qui a gangréné les tribunaux par le passé. Puisque les jurés sont nombreux et fréquemment renouvelés, il n’est pas possible d’acheter leur vote.
La justice de la cité n’est cependant pas parfaite, la suspicion des jurés vis-à-vis des sycophantes les pousse parfois à juger plus durement les citoyens qui défendent l’intérêt général et à se montrer plus cléments avec les citoyens uniquement motivés par la vengeance personnelle.
Source
HANSEN – La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène (p. 213-262)
Super site ! les schémas sont vrmt louables (j’ai noté en revanche une petite erreur sur celui du klérotérion : la boule tiré ne désigne pas 5 tuiles successives en colonnes mais les 5 tuiles d’une même ligne ; pour plus de détail sur son fonctionnement, je conseille le travail d’archéologie expérimentale de LOPEZ-RABATEL qui en a fait une conférence sur Youtube https://www.youtube.com/watch?v=RGROGtwOTUI)
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Bonjour, merci pour cette précision. Les explications de Hansen ne précisent pas que les boules tirées concernent des lignes (il parle des « cinq premiers citoyens ») et, pour une raison qui m’échappe, j’en ai déduit qu’il s’agissait des colonnes, alors que cela fait beaucoup plus de sens de procéder par ligne. Je vais corriger.
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