Avant-propos
Cette série d’articles est tirée de l’ouvrage Democratizing the corporation. Isabelle Ferreras y fait une proposition centrale : l’entreprise bicamériste. Les chapitres à venir sont des réactions d’autres auteurs concernant ce modèle, soit pour en souligner les limites, soit pour l’approfondir. Les articles publiés sur le blog sont des traductions et des synthèses des chapitres les plus intéressants de l’ouvrage.
- L’entreprise bicamériste
- L’entreprise tripartite
- La Coopérative ESOP
- Peut-on démocratiser les entreprises ?
- Les limites de l’entreprise bicamériste
- La coopérative, une entreprise démocratique inspirante
- Les cinq principes de la démocratie d’entreprise
Introduction
Les Hommes naissent libres et égaux en droits. De ce principe démocratique fondamental découle un autre principe : « un homme, une voix ». Tous les citoyens, quelle que soit leur richesse, peuvent participer à la décision publique. Il en va ainsi dans la plupart des démocraties du monde.
Mais pourquoi n’en est-il pas de même dans les entreprises ? Les actionnaires décident seuls de nommer les dirigeants et d’orienter la stratégie de l’entreprise, tandis que les salariés n’ont quasiment aucun moyen de peser sur ces décisions.
C’est pour essayer d’insuffler un peu de démocratie au sein des entreprises que l’autrice, Isabelle Ferreras (sociologue et politologue), propose un nouveau modèle de gouvernance : l’entreprise bicamériste.
La contradiction entre capitalisme et démocratie
Les systèmes politiques ont largement évolué à travers les siècles, passant de régimes autocratiques et monarchiques à une forme de démocratie représentative, mais les entreprises, quant à elles, sont restées dans un mode de gouvernance primitif. Le despotisme, qui désigne initialement la relation entre un maître et son esclave, a persisté au sein des entreprises : les salariés doivent se soumettre aux directives de leur employeur (lien de subordination). Bien entendu, cet esclavage n’est plus forcé, les gens sont libres de postuler dans l’entreprise de leur choix, mais tel était aussi le cas de certains citoyens de l’antiquité qui se vendaient comme esclave au plus offrant pour rembourser leurs dettes.
Les espaces de travail font partie de la vie publique, au sens qu’ils créent du lien social entre les individus (c’était moins vrai au siècle dernier, quand l’économie n’était pas aussi tournée vers les services) et c’est la raison pour laquelle ils devraient s’organiser sous la forme d’une démocratie, selon l’autrice. Cette vision est appuyée par celle de Robert Dahl : un gouvernement doit être démocratique, car il prend des décisions qui concernent l’ensemble des citoyens, et puisqu’une entreprise a le même genre de pouvoir à l’égard de ses salariés, elle doit l’être aussi.
Il serait assez étonnant de penser qu’un citoyen soit suffisamment responsable pour voter lors des élections, mais qu’une fois dans la sphère de l’entreprise, sa voix n’aurait plus aucune importance. Dans cet espace, les employés ne sont pas considérés comme des égaux, mais des subordonnés.
Si l’opinion des employés est si peu valorisée, c’est en raison d’une vision traditionnelle de l’entreprise, centrée sur la division du travail entre l’exécution et la supervision des tâches. Chacun a son rôle : les superviseurs donnent des ordres et les exécutants exécutent. Pourtant, de nombreuses études montrent aujourd’hui que même les salariés effectuant des tâches peu qualifiées ont besoin de se sentir impliqués dans leur travail pour être plus efficaces. Leur emploi n’est pas seulement un moyen de subsistance, c’est aussi un sentiment d’utilité et un vecteur d’inclusion sociale. En n’étant considérés que comme des rouages de l’entreprise, leur santé mentale peut en pâtir, augmentant le turnover de l’entreprise et faisant baisser la productivité. Le schéma traditionnel n’est donc pas forcément le plus efficace, que ce soit sur le plan humain ou financier.
L’entreprise est une structure politique qui doit son existence à deux investissements : le capital et le travail. Si l’un ou l’autre lui manque, elle meurt. L’actionnaire accapare le pouvoir sous prétexte qu’il prend des risques, ce qui est vrai, mais le salarié qui investit sa force de travail prend lui aussi des risques : être licencié du jour au lendemain et être privé de son moyen de subsistance à court terme (le risque est d’autant plus fort dans les pays comme les États-Unis où le droit du travail protège peu les salariés).
Tout cela montre une véritable contradiction entre capitalisme (le pouvoir émane des détenteurs du capital) et démocratie (le pouvoir émane des gouvernés, égaux en droits). Il y a deux façons d’en sortir : soit la démocratie se transforme en capitalisme (ce qui tend à se produire dans certains États, notamment à cause du lobbying et du financement des campagnes électorales par des intérêts privés), soit les entreprises se démocratisent. C’est bien évidemment cette dernière option qui est étudiée dans cet ouvrage.
L’entreprise bicamériste
L’idée de donner une voix aux employés n’est pas nouvelle, les syndicats ont été créés dans ce but. En Allemagne, le Mitbestimmung (cogestion paritaire) permet aux salariés d’être représentés dans les conseils d’administration des grandes entreprises, jusqu’à la moitié des sièges. Les coopératives, quant à elles, sont détenues et gérées par ses salariés. Ces solutions, cependant, sont soit marginales, soit insuffisantes pour véritablement mettre fin à l’hégémonie du capital dans les entreprises.
Pour savoir comment passer du despotisme à la démocratie d’entreprise, il peut être utile de regarder comment nos gouvernements ont effectué cette transition dans le passé. L’exemple le plus emblématique est probablement le cas du Royaume-Uni. Dans un contexte politique tendu, la Chambre des Lords, composée des aristocrates les plus puissants du royaume, a consenti à l’émergence d’une seconde instance démocratique, la Chambre des Communes. Ce compromis entre deux groupes d’intérêts divergents s’est avéré plutôt efficace, car il est toujours en œuvre. Le bicamérisme (division du pouvoir en deux chambres) démocratique se retrouve ailleurs, par exemple dans les institutions de la République romaine où les tribuns avaient le droit de remettre en question les décisions du sénat aristocratique.
Aujourd’hui, le monde de l’entreprise traverse lui aussi un contexte politique tendu : délocalisations, restructurations, automatisation, etc. Pourquoi ne suivrait-il pas le même genre de réforme bicamériste ? Pourquoi ne pas ajouter une « Chambre des Communes » aux conseils d’administration traditionnels ?
Cette deuxième chambre représenterait l’ensemble des individus qui investissent leur travail dans l’entreprise : les salariés, bien évidemment, mais aussi les intérimaires et les autoentrepreneurs qui travaillent exclusivement avec l’entreprise (les chauffeurs Uber, par exemple). Pour les réseaux sociaux, cela pourrait aussi concerner les usagers qui produisent du contenu de manière professionnelle. Les autres parties prenantes ne seraient pas directement représentées, car la défense de leurs intérêts relève plutôt du rôle de l’État et de la réglementation (en matière de respect de l’environnement, par exemple).

L’entreprise bicamériste reste ancrée dans l’idée que le pouvoir de décision appartient aux investisseurs, sauf qu’elle étend cette notion aux salariés. Le pouvoir serait séparé en deux chambres, l’une pour le capital (le traditionnel conseil d’administration), l’autre pour le travail. Comme dans un parlement bicamériste, ces deux chambres devraient se mettre d’accord pour prendre des décisions, notamment élire un dirigeant. Les candidats à la direction seraient élus sur la base d’un programme pour l’année à venir, regroupant des objectifs et les moyens pour y parvenir. Une fois en poste, le dirigeant aurait tout pouvoir pour gérer l’entreprise, seules les décisions les plus importantes nécessiteraient l’approbation des chambres (elles ne se réuniraient probablement qu’une fois par mois, comme la plupart des conseils d’administration actuels). En revanche, dans le cas où le dirigeant ne respecterait pas son programme, ou que les chambres seraient mécontentes de sa politique, il pourrait être destitué par une motion de censure.
Un tel mode de fonctionnement serait, comme dans un gouvernement classique, légitime par la représentation de tous les intérêts et responsable par la séparation des pouvoirs entre le législatif (les chambres) et l’exécutif (le dirigeant). La nécessité d’élire un dirigeant forcerait les deux chambres à dépasser leurs contradictions pour trouver un compromis.
L’entreprise bicamériste se distingue de la cogestion paritaire allemande où actionnaires et représentants des salariés sont réunis au sein d’une même chambre. Même si les salariés peuvent occuper la moitié des sièges, le président du conseil d’administration est nommé par les actionnaires uniquement et, en cas d’égalité des votes, c’est à lui qu’il revient de trancher. Les actionnaires sont donc assurés d’avoir une majorité absolue, tandis que les chambres de l’entreprise bicamériste sont sur un même pied d’égalité, car elles ont chacune la possibilité d’utiliser leur veto.
Les syndicats pourraient avoir un rôle important à jouer dans l’organisation de la chambre des travailleurs. Non seulement ils aideraient à organiser l’élection des représentants, mais ils seraient probablement mis à contribution pour faciliter les délibérations entre les deux chambres, grâce à leur expertise en négociation. Ils prendraient en quelque sorte le rôle de partis politiques.
Conclusion
L’entreprise bicamériste serait sans aucun doute plus socialement efficace que l’entreprise capitaliste actuelle, mais il est difficile de savoir ce qu’il en serait sur le plan économique. D’un côté, les salariés seraient plus motivés et impliqués dans la gestion de l’entreprise, ce qui ferait certainement augmenter la productivité, mais, de l’autre, les coûts liés à la prise de décision seraient accrus (phénomène déjà très observé dans les coopératives).
Dès lors, il serait nécessaire pour l’État de mettre en place des incitations à créer ce genre d’entreprise, voire des obligations, car les actionnaires ne s’y soumettraient pas volontairement. Ce serait probablement moins difficile dans les pays où il existe déjà des organes de représentation des salariés tels que les syndicats ou les comités d’entreprise, car la transition pourrait se faire en douceur. En Allemagne, par exemple, les entreprises minières de plus de 1000 salariés doivent adopter un modèle de cogestion paritaire plus poussé qui se rapproche de l’entreprise bicamériste, car la nomination du dirigeant et du directeur des ressources humaines ne peut se faire sans l’approbation d’une majorité des représentants salariés.
En outre, l’entreprise bicamériste n’est pas forcément une fin en soi, au même titre que la démocratie représentative. Ce pourrait être un tremplin vers d’autres formes d’entreprises encore plus démocratiques, comme les coopératives qui fonctionnent selon le principe de la démocratie directe. L’État pourrait par exemple aider les salariés à racheter les actions de leur entreprise via des emprunts auprès d’une banque publique (le manque d’accès au financement est la première raison pour laquelle les coopératives sont si marginales aujourd’hui).
Enfin, l’entreprise bicamériste est aussi un moyen d’apporter la démocratie dans ces entités gigantesques que sont les multinationales dont la valeur dépasse parfois celle des États.
Il faut aussi noter que cette proposition a eu un retentissement politique important, notamment en Belgique.
Source
FERRERAS – Democratizing the corporation : the proposal of the bicameral firm (2023)