Les articles précédents se sont focalisés sur le fonctionnement « macro » du système financier, à savoir les relations entre les banques, l’État et les acteurs économiques. William Simon (professeur de droit spécialisé dans la responsabilité professionnelle) s’intéresse ici à la dimension « micro » du système financier, à savoir la manière dont les banques et les entreprises sont administrées.
Les problèmes liés au fonctionnement « monologique » des entreprises
La plupart des sociétés cotées fonctionnent de la même manière : d’un côté les actionnaires ont un droit de propriété sur la société et, de l’autre, les dirigeants ont pour mission principale de gérer l’entreprise de façon à maximiser le gain des actionnaires, que ce soit par l’augmentation de la valeur des actions ou la distribution de dividendes.
Ce fonctionnement « monologique », uniquement axé sur le profit, s’est imposé de lui-même, car suivre un seul objectif est plus simple que d’en suivre plusieurs (certains objectifs peuvent entrer en conflit, par exemple faire du profit et garantir le bien-être des salariés, ce qui nécessite de trouver un compromis). Cependant, la recherche perpétuelle du profit ne tient pas compte des externalités négatives. Les externalités négatives correspondent à toutes les conséquences néfastes qui découlent de l’activité de l’entreprise, par exemple la pollution des sols ou la dégradation de la santé des salariés.

L’État tente bien sûr de réduire l’impact de ces externalités en imposant une réglementation aux entreprises. Généralement, elles s’y soumettent, car les enfreindre irait à l’encontre de la monologique du profit (amende, dégradation de l’image publique, etc.). Seulement, les entreprises ont toujours un coup d’avance : elles connaissent mieux leur activité que le régulateur et lui cachent ces externalités pour qu’il ne se rende pas compte qu’une réglementation est nécessaire. Ce manque de transparence est d’autant plus observable dans les secteurs où l’innovation est rapide et les technologies complexes, notamment la finance.
Dans le cas des banques, les externalités négatives concernent principalement l’émission d’instruments financiers dont le risque est sous-évalué et peut entraîner des crises financières systémiques comme celle de 2008. Cependant, les banques ne prendraient pas de risques inconsidérés (ce serait contraire à la recherche du profit sur le long terme) si elles n’avaient pas l’assurance d’être renflouées par l’État en cas de difficultés. Elles sont considérées comme trop importantes pour faire faillite, « too big to fail » selon l’expression anglo-saxonne. La recherche du profit conduit les banques à spéculer sur les marchés financiers en faisant abstraction de toutes les externalités positives que peuvent susciter des investissements dans l’économie réelle en matière d’emploi et de croissance.
Mais la monologique du profit est-elle vraiment dépassable ? Pour répondre à cette question, il faut se tourner vers d’autres formes d’entreprise.
Quatre formes d’entreprise démocratiques
L’auteur analyse la démocratie d’entreprise selon deux angles. Tout d’abord, une entreprise démocratique doit être responsable vis-à-vis de son environnement, qu’il s’agisse de l’ensemble de la population, ou seulement des parties prenantes associées à l’entreprise (clients, salariés, fournisseurs, associés, etc.). Ensuite, cette responsabilité peut être directe ou indirecte, ce qui donne au total quatre types d’entreprises démocratiques :
| Responsabilité envers l’ensemble de la population | Responsabilité envers les parties prenantes | |
| Responsabilité directe | Agence publique | Coopératives |
| Responsabilité indirecte | Autorité publique | Org. d’intérêt public |
Les agences publiques
Les agences publiques sont des entités dont les dirigeants rendent compte à des représentants élus et sont nommées par ces derniers. Le financement des agences dépend entièrement de budgets alloués par ces mêmes représentants.
Les agences publiques sont très présentes au sein de l’administration, par exemple, en France : Archives nationales, Agence des participations de l’État, etc.
Leur efficacité est parfois remise en question, précisément en raison de leur dépendance au pouvoir politique et leur instrumentalisation dans les manœuvres de campagne électorale (un élu peut se servir d’une agence publique pour distribuer des avantages à ses électeurs en fin de mandat, par exemple). La récurrence des cycles électoraux empêche parfois les agences d’avoir une vision à long terme sur les missions qui leur sont confiées.
Les coopératives
La coopérative est une entité privée contrôlée par ses parties prenantes. Ce contrôle se matérialise par des parts sociales pouvant être détenues par les salariés, les clients, les fournisseurs ou même les financeurs de la coopérative. Les droits financiers (droit de percevoir des dividendes) peuvent favoriser telle ou telle catégorie de coopérateur, mais les droits de vote sont généralement attribués de manière équitable.
La coopérative permet de sortir de la monologique du profit. Bien que la rentabilité fasse toujours partie des objectifs, elle se mêle à d’autres attentes comme le confort de travail pour les salariés, la qualité des produits pour les clients, etc.
La coopérative est souvent vue comme un outil démocratique idéal, cependant elle rencontre quelques défauts en pratique. Il est assez rare que le pouvoir soit équitablement réparti entre les parties prenantes : les coopératives agricoles sont dominées par les fournisseurs, tandis que dans les coopératives ouvrières ce sont les salariés qui détiennent la majorité du pouvoir. La voix des parties prenantes minoritaires compte parfois bien peu dans la prise de décision.
En outre, l’expansion des coopératives est limitée par leurs faibles capacités de financement : elles ne peuvent compter que sur les contributions de leurs membres (qui n’ont souvent que peu de ressources) et des emprunts bancaires. Un investisseur a peu d’intérêt à acheter des parts de coopérative, car il n’en tirera qu’un faible rendement (le profit n’étant pas la priorité absolue des coopératives) et n’aura quasiment aucun contrôle sur ses décisions.
Les autorités publiques
Les autorités publiques sont des agences publiques, mais avec davantage d’indépendance vis-à-vis des représentants élus. Leurs dirigeants sont toujours nommés par ceux-ci, mais ils ne peuvent pas être révoqués si facilement (il peut par exemple y avoir une durée de mandat minimum, ou la nécessité de justifier la révocation).
En outre, les autorités publiques ont une indépendance financière vis-à-vis de l’État et sont capables de générer au moins une partie de leurs revenus et de se financer auprès des banques, voire des marchés financiers.
Au niveau national, on retrouve par exemple le CNC dont les dirigeants sont choisis par plusieurs ministères et qui est financé par des taxes spécifiques. Au niveau local, il y a notamment les entreprises publiques locales (SEM, SPL, SEMOP, etc.) qui réalisent des missions de service public (exploitation d’une ligne de tramway, par exemple) en gérant une partie de leurs ressources.
Les autorités publiques ont l’avantage de pouvoir développer une vision de long terme, ce qui est indispensable pour certains domaines, notamment les infrastructures. En revanche, leur isolement du monde politique peut parfois conduire à des abus de gestion et de la corruption.
Les organismes d’intérêt public
Ces organismes sont, en France, organisés sous la forme d’associations ou de fondation, et peuvent être administrés par des personnes privées ou publiques, élues lors d’une assemblée générale.
Leurs ressources reposent d’un côté sur des dons privés, et de l’autre sur des subventions publiques (y compris les réductions d’impôt consenties pour les dons). Ces avantages sont conditionnés à l’exercice d’une activité d’intérêt général et à l’absence d’activité lucrative, mais la puissance publique n’a pas son mot à dire concernant les décisions de gestion de l’organisme.
Cette souplesse de gestion peut donner des formes très démocratiques de gouvernance, tout comme elle peut conduire à une oligarchie bien campée. C’est parce que ces organismes ne sont qu’indirectement responsables vis-à-vis des parties prenantes (notamment les donateurs qui n’exercent que peu leur pouvoir de contrôle ou qui n’ont pas accès à toutes les informations) que ses dirigeants peuvent agir avec une large marge de manœuvre.
Avantages et inconvénients d’un fonctionnement multilogique
La présence d’objectifs autres que le profit dans les entreprises que nous venons de passer en revue les empêche d’adopter un comportement d’évasion et d’opacité face aux externalités négatives et au respect de la réglementation (sauf dans le cas des coopératives qui, selon les cas, peuvent conserver une forte appétence pour le profit).
Toutefois, cet avantage a un coût : le fonctionnement multilogique est administrativement plus complexe à mettre en œuvre (il faut discuter plus longtemps avant d’aboutir à une décision), l’incitation à innover et à réduire les coûts de fonctionnement est fortement réduite, ce qui peut générer des opportunités manquées ou du gaspillage budgétaire. Il est aussi très difficile de mesurer la performance de ces entreprises dans les domaines extra-financiers (la lutte contre le réchauffement climatique, par exemple, ou le développement économique local), ce qui pose problème pour la mission de contrôle de ces entités par les parties prenantes ou les pouvoirs publics.
Pour dépasser le problème de mesure de la performance et adopter les meilleures pratiques, les entreprises démocratiques doivent nécessairement mettre en place des processus délibératifs avec leurs contrôleurs (les représentants élus, la population ou les parties prenantes) et d’autres entités similaires. Un système de revue par les pairs (un expert extérieur rend un avis sur le travail d’un expert du même domaine) peut aussi être mis en place afin de contrôler la qualité de service et accélérer le partage de savoir-faire. Toutefois, cela ne vaut que pour les entités à but non lucratif qui veulent bien donner accès à leur base de connaissances (ce qui exclut donc la majorité des coopératives).
Conclusion
Le fonctionnement monologique des entreprises privées les conduit à négliger de nombreuses externalités négatives. Il existe plusieurs formes d’entreprises démocratiques dans lesquelles la recherche du profit n’est plus le seul objectif, voire n’est plus un objectif du tout. Cependant, ces entités s’accompagnent chacune d’inconvénients, notamment lorsque leur responsabilité est directe vis-à-vis de leurs contrôleurs. Si des réformes doivent être menées afin de changer le mode de gouvernance des entreprises, ce n’est pas tant leur forme que la manière de mesurer la performance qui est cruciale.
Si l’auteur nous offre un panorama détaillé de différentes formes d’entreprises multilogiques, on peut cependant regretter qu’il ne s’attarde pas davantage sur des modes de gouvernance alternatifs incluant d’autres modes de représentation que l’élection. De même, il part du présupposé que la population est représentée par des élus, avec tous les défauts que cela suppose (limitation de la vision à long terme à cause des cycles électoraux) alors que d’autres modes de représentation pourraient être envisagés, notamment le tirage au sort, qui ne souffrent pas de ce problème.
Source
SIMON – Economic democracy and entreprise form in finance (2019)