Précédemment, Hélène Landemore a exploré le concept de légitimité et l’a décliné en plusieurs composantes. La légitimité démocratique, plus précisément, se manifeste dès lors qu’un représentant ou une institution a été approuvé par la majorité, que ce soit directement (via des élections par exemple) ou indirectement (via la Constitution).
Ici, l’auteure cherche à comprendre si les groupes auto-sélectionnés ne jouissent pas, eux aussi, d’une forme de légitimité démocratique. Dans un premier temps, nous verrons que cette légitimité est liée au concept d’« autorisation tacite », puis nous nous intéresserons au cas des escouades de la Convention citoyenne pour le climat.
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L’autorisation tacite
Dans les expériences de démocratie participative qui reposent sur l’auto-sélection, beaucoup de participants sont généralement passifs et se contentent de lire ou d’écouter les débats qui se déroulent entre une poignée de participants actifs. Cette passivité peut être due à l’indifférence, l’incompétence ou encore le désintérêt, mais elle peut aussi résulter d’une forme d’autorisation tacite donnée par les passifs aux actifs pour mener le débat à leur place.
Si cette autorisation tacite est accordée par la majorité, on peut donc dire que les participants actifs sont des représentants auto-sélectionnés démocratiquement légitimes. Toutefois, il n’est pas toujours évident de mesurer cette autorisation tacite et de savoir si elle est vraiment majoritaire.
On peut par exemple s’intéresser au cas des Gilets jaunes. Les blocages ont été menés par une minorité de Français (des représentants auto-sélectionnés, donc), mais avec le soutien d’une majorité de la population (75 % selon les sondages) – tout du moins, au début du mouvement. Les sondages ont permis d’exprimer l’autorisation tacite de la population envers un mouvement qui, dès lors, peut-être considéré comme démocratiquement légitime.
Cependant, l’autorisation tacite de la majorité n’est pas toujours aussi simple à mettre en évidence. Refuser de participer peut être un moyen de protester contre l’organisation d’un événement. Cela peut aussi résulter de l’impossibilité matérielle de participer (avoir un ordinateur pour se connecter à une plate-forme de discussion, par exemple), auquel cas il ne faut pas présumer que les absents acceptent tacitement de se faire représenter par les participants. Sans compter que la population concernée n’est pas toujours informée de l’existence de ces événements et ignore que des décisions sont prises en son nom.
Ainsi, l’autorisation tacite de la majorité ne peut être présumée que sous un certain nombre de contraintes :
- Quand l’événement est suffisamment couvert par les médias pour qu’une majorité de la population concernée soit au courant des enjeux en question ;
- Quand des instruments fiables, tels les sondages, permettent de mesurer la popularité de certaines propositions ou le soutien à une certaine cause ;
- Quand la population concernée a le temps, les moyens et la compétence minimale pour prendre connaissance des enjeux (notamment si l’événement se passe sur internet).
Le cas de la Convention citoyenne pour le climat
Les conditions évoquées précédemment s’appliquent aussi aux dynamiques de groupe internes aux assemblées élues, tirées au sort, ou auto-sélectionnées. Prenons par exemple un incident qui s’est déroulé au sein de la Convention citoyenne pour le climat : l’escouade.
Contexte
Lors de la troisième session, les organisateurs, remarquant que les cinq groupes de travail débattaient dans leur coin de problématiques communes (le financement, la transcription des mesures dans la loi ou la Constitution, etc.), ont décidé de créer un groupe transversal, « l’escouade », chargée de centraliser ces questions dans un seul espace de réflexion pour faire gagner du temps à la Convention. Les citoyens n’ont cependant pas eu leur mot à dire sur ce changement de programme.
Les membres de l’escouade ont été choisis par tirage au sort parmi les volontaires de chaque groupe (il s’agit donc d’un cas de représentation par auto-sélection). Au bout d’un certain temps, les membres de la Convention ont commencé à se plaindre du rôle de plus en plus prépondérant que prenait l’escouade et de la manière dont elle dépossédait les groupes de sujets considérés comme essentiels. L’escouade a finalement été dissoute par les organisateurs face aux demandes insistantes de certains membres de la Convention.
Analyse
Les volontaires qui se sont présentés pour faire partie de l’escouade étaient majoritairement des personnes au profil de leader, car il était pressenti que ce groupe transversal aurait des prérogatives plus larges et plus importantes que les autres. Ces citoyens charismatiques étaient appréciés dans chacun de leur groupe, mais dès qu’ils ont été mis ensemble, ils ont été perçus comme une menace pour une partie de la Convention. Ainsi, l’auto-sélection peut compromettre la légitimité d’un groupe si elle conduit à créer des inégalités visibles entre les participants.
Cependant, en l’absence de vote durant toute cette affaire, il est impossible de savoir si une majorité de la Convention était véritablement favorable à la dissolution de l’escouade. Beaucoup de membres n’ont pas compris ce qui suscitait l’indignation de leurs pairs et trouvaient l’idée d’un groupe horizontal intéressante.
Le cas de la Convention montre d’un côté que l’usage de l’auto-sélection au sein d’une assemblée peut engendrer un groupe illégitime, car trop différent du reste, et de l’autre que l’on ne peut présumer de l’autorisation tacite de tous les participants lorsque seules quelques voix s’élèvent pour réclamer quelque chose (ici, la suppression de l’escouade). La pratique de l’auto-sélection dans ce genre de contexte doit nécessairement suivre des procédures adaptées incluant, au minimum, un vote.
Conclusion
Le concept d’autorisation tacite de la majorité est fragile. Pour qu’un groupe de représentants auto-sélectionnés puisse jouir d’une légitimité démocratique, que ce soit à l’échelle d’une nation, d’une commune ou d’une assemblée, il doit avoir été explicitement autorisé par les autres membres de la communauté dans des conditions formelles.
Source
LANDEMORE – Open Democracy, chapter 5 : legitimacy and representation beyond elections (2020)