Le mythe de la démocratie directe

Aujourd’hui, les défenseurs de la démocratie directe peuvent être rangés dans trois catégories :

  • Ceux qui rejettent la délégation du pouvoir et promeuvent des assemblées sans chef, auto-gérées, à petite échelle, qui peuvent éventuellement se fédéraliser (ex. : les gilets jaunes) ;
  • Ceux qui voient dans l’émergence des nouvelles technologies un moyen de généraliser la démocratie directe qui était auparavant confinée aux petites assemblées ;
  • Les partis politiques dont tout ou partie du programme est défini directement par ses membres et dont l’objectif, une fois au pouvoir, est de généraliser des outils tels que la démocratie liquide et les referendums (ex. : parti pirate)

L’auteure revient dans un premier temps à la notion de démocratie directe telle qu’imaginée par Rousseau, puis elle se demande si la démocratie directe est ou non réservée aux petites entités politiques, avant de prendre l’exemple emblématique de la démocratie athénienne.

La démocratie directe selon Rousseau

Dans le Contrat social, Jean-Jacques Rousseau décrit une société idéale où les lois sont votées par de petites assemblées dont les membres expriment leur intime conviction sans délibérer, ce qui permet ainsi de satisfaire la volonté générale. Il est hostile à la représentation qui, selon lui, ôte toute liberté aux citoyens. Son modèle ne vise à s’appliquer que sur de petites entités, tels les cantons suisses dont il s’est inspiré.

Il n’exclut pas de déléguer la gestion des affaires courantes à un gouvernement aristocratique (notamment dans les États-nations trop grands pour son modèle de base) tant que le peuple exerce directement sa souveraineté dans le domaine législatif. Le plus important, selon lui, est d’avoir le dernier mot sur la décision, peu importe d’où elle vient.

L’application des idées de Rousseau à nos systèmes pourrait se traduire par l’organisation d’un referendum chaque fois qu’une loi est adoptée par le Parlement. Les élus ne seraient plus des représentants en tant que tels, car la souveraineté démocratique – le dernier mot – appartiendrait exclusivement aux citoyens.

L’erreur de Rousseau, selon l’auteure, est d’associer la souveraineté démocratique au seul pouvoir de décider, alors que ceux qui fixent l’ordre du jour et délibèrent autour d’un texte de loi détiennent un pouvoir institutionnel considérable. La vision de Rousseau entre également en contradiction avec la théorie de la démocratie délibérative qui fait de la discussion argumentée entre citoyens un élément clef de la légitimité des décisions publiques.

Une question de taille

Les défenseurs de la démocratie directe réfutent souvent l’argument selon lequel se doter de représentants devient nécessaire lorsque la taille des entités à gouverner augmente. Selon eux, le système représentatif s’est imposé pour d’autres raisons et ils cherchent simplement à faire revivre un modèle qui a eu son heure de gloire dans le passé.

Pour l’auteure, la question de la taille des entités politiques est un faux débat, car en réalité, aucun système politique n’a jamais été purement fondé sur la démocratie directe. Même Athènes ou les cantons suisses qui sont souvent pris en exemple ont toujours eu recours à la représentation.

Un système basé uniquement sur la démocratie directe n’est pas souhaitable, car les citoyens ont besoin de délibérer pour aboutir à des décisions légitimes. Or, il est matériellement impossible d’organiser une délibération équitable entre tous les membres d’une communauté, que celle-ci compte des milliers ou des millions de membres. Cela prendrait trop de temps aux individus, c’est pourquoi les sociétés démocratiques sont très tôt venues à la conclusion que des assemblées représentatives étaient nécessaires pour délibérer à une échelle raisonnable.

Les assemblées tirées au sort se rapprochent de la démocratie directe en ce que leurs membres sont statistiquement représentatifs de la population totale, mais elles sont suffisamment restreintes pour qu’une délibération de qualité puisse avoir lieu. Les assemblées qui comptent plusieurs centaines de personnes sont souvent redivisées en sous-groupes de 15 personnes au maximum, car, au-delà, des mécanismes représentatifs se mettent naturellement à l’œuvre et compromettent la qualité des délibérations.

Les cyberdémocrates s’appuient sur le progrès technique pour proposer des modèles de démocratie directe dématérialisés dans lesquels une délibération à grande échelle est rendue possible grâce à la communication instantanée et à des algorithmes spécifiques. Cependant, ces modèles permettent, tout au plus, à une centaine d’individus de délibérer convenablement, mais ils sont encore loin de pouvoir mettre en relation tous les habitants d’une ville ou d’un pays.

En outre, la représentation est, pour beaucoup de chercheurs, une composante essentielle de la démocratie dont on aurait tort de vouloir se priver. Déterminer ses préférences politiques demande du temps et de la réflexion que les citoyens doivent avoir la possibilité de déléguer à des groupes d’intérêts (partis, associations, syndicats, etc.) ou à des représentants dont ce sera la fonction exclusive.

Athènes, le mythe de la démocratie directe

La démocratie athénienne comprenait des institutions représentatives telles que la Boulè chargée de fixer l’ordre du jour de l’Ecclésia, les nomothètes qui adoptaient les lois ou encore l’Héliée qui jugeait les différents conflits juridiques et politiques. La souveraineté de l’Ecclésia – l’assemblée du peuple où tout citoyen pouvait siéger – était assez restreinte : elle ne décidait pas de tout et ses décisions pouvaient être remises en cause devant les tribunaux.

L’Ecclésia n’était pas non plus totalement un instrument de démocratie directe, car seule une fraction des citoyens pouvait participer (6 000 sur un total de 30 000) et la population citoyenne ne représentait elle-même qu’une fraction de l’ensemble de la population (30 000 sur un total 300 000). Or, les décisions de l’Ecclésia étaient réputées prises par « le peuple Athénien » dans son ensemble. Ainsi, les membres présents lors des assemblées avaient un rôle de représentant, bien qu’ils ne se définissent pas comme tels. L’Ecclésia était donc une assemblée de représentants, non pas élus, mais auto-sélectionnés.

De plus, les débats à l’Ecclésia se déroulaient principalement entre une petite vingtaine d’orateurs (souvent des citoyens fortunés qui avaient fait des études en rhétorique), tandis que le reste des citoyens se contentait d’écouter et de voter. Cette petite minorité avait donc elle aussi un rôle de représentant au sein même d’une assemblée de représentants.

La démocratie athénienne, sans être une démocratie représentative au sens de Bernard Manin, n’était pas non plus une démocratie directe.

Conclusion

D’une part, un régime de démocratie directe n’est pas souhaitable parce qu’il négligerait les vertus démocratiques de la délibération et de la représentation, et d’autre part aucun régime de ce type n’a jamais existé et n’existera probablement jamais, selon l’aveu même de Rousseau.

En revanche, cela ne veut pas dire qu’un régime représentatif ne peut pas comporter d’éléments de démocratie directe tel que le referendum.

C’est sur le tirage au sort et l’auto-sélection plutôt que sur la démocratie directe – dont les défenseurs ont tendance à prendre des raccourcis populistes – qu’il faut s’appuyer pour essayer de résoudre la crise de la démocratie représentative. La vraie question n’est pas de savoir s’il faut une représentation ou non, mais de savoir quel type de représentation est le plus démocratique.

Source

LANDEMORE – Open Democracy, chapter 3 : the myth of direct democracy (2020)

Laisser un commentaire