Peut-on démocratiser les entreprises ?

Max Krahé, chercheur en économie politique, observe que les modèles de démocratie d’entreprise innovants (tels que l’entreprise bicamériste) ont tendance à dégénérer une fois mis en œuvre, aussi robustes et bien pensés soient-ils. Pour lui, le problème ne vient pas forcément de la répartition du pouvoir entre les différentes parties prenantes de l’entreprise, mais de son environnement : la concurrence, le système financier et, plus largement, le capitalisme.

  1. L’entreprise bicamériste
  2. L’entreprise tripartite
  3. La Coopérative ESOP
  4. Peut-on démocratiser les entreprises ?
  5. Les limites de l’entreprise bicamériste
  6. La coopérative, une entreprise démocratique inspirante
  7. Les cinq principes de la démocratie d’entreprise

Pourquoi les entreprises sont-elles attirées par le capitalisme ?

Au-delà des considérations sur le droit de propriété de l’entreprise, on peut se demander pourquoi les capitalistes (les investisseurs ou les prêteurs) ont un poids si important dans la prise de décision au sein des organes de direction, contrairement aux salariés.

Cette situation est en fait liée à la dérégulation du secteur financier qui s’est opérée dans les années 70 et 80. Le capital est devenu beaucoup plus accessible à travers le monde via l’internationalisation de la finance. En conséquence, le nombre de crédits accordés par les banques s’est démultiplié.

Obtenir des financements est devenu un facteur de clef de succès pour toutes les entreprises, car celles qui n’y avaient pas accès ne pouvaient pas grossir et investir aussi vite que ses concurrentes. Or, pour obtenir des financements, il faut prouver sa rentabilité, il faut démontrer que l’entreprise est capable de générer du profit. C’est dans ce contexte que les actionnaires sont apparus comme les plus aptes à donner un cap à l’entreprise, car leurs intérêts sont – généralement – les mêmes que ceux des banques : générer du profit.

Lorsque le modèle allemand de la cogestion paritaire a été mis en place, la capitalisation boursière des entreprises allemandes a chuté et, aujourd’hui, elle est toujours plus basse que celle des entreprises « purement capitalistes » des autres pays. Le marché a donc anticipé que la perte de contrôle des actionnaires – toute relative – mettait en péril la profitabilité de l’entreprise et, donc, sa valeur.

C’est pourquoi l’entreprise bicamériste aura du mal à prospérer dans un environnement économique et financier où l’accessibilité du capital est telle qu’elle pousse les entreprises à adopter une forme capitaliste. Ceci explique aussi pourquoi les coopératives ont tant de mal à se développer.

Solutions

On pourrait tenter d’appliquer le modèle de l’entreprise bicamériste aux banques pour essayer de changer les règles d’accessibilité du capital, cependant cela ne changerait pas grand-chose au problème, car la recherche du profit serait toujours un critère déterminant pour l’octroi des emprunts.

Imposer aux entreprises d’adopter le modèle bicamériste au-delà d’une certaine taille pourrait mieux fonctionner, mais resterait d’une efficacité limitée : si l’accès au capital reste un critère essentiel de survie pour les entreprises, elles continueront de suivre une logique capitaliste, qu’elles soient gouvernées par des actionnaires ou par des salariés.

Pour que les entreprises bicaméristes aient une chance d’exister, c’est l’ensemble du système financier qui doit être démocratisé. L’auteur s’intéresse particulièrement à la proposition de Robert Hockett détaillée dans cet article.

Il existe une forte synergie entre les réformes des entreprises et du secteur financier. D’un côté, si les entreprises cessent de faire du profit leur objectif principal, il est logique qu’elles exercent moins de pression sur le gouvernement pour déréguler le secteur financier, favorisant une réforme du système. D’un autre côté, si le capital est alloué par les banques selon des critères plus larges que le seul profit, cela rend l’entreprise bicamériste viable même lorsque sa rentabilité est faible, car elle aura tout de même accès à des financements pour se développer.

Conclusion

Même si le pouvoir politique soutenait la création des entreprises bicaméristes par des mesures fortes, celles-ci seraient probablement amenées à dégénérer, comme de nombreuses coopératives. Ceci parce que l’environnement économique est régi par l’allocation du capital via les crédits bancaires et les investissements des actionnaires. Ces forces conditionnent la prise de décision des entreprises et la modification de la seule forme juridique ne pourra rien y changer.

Secteur financier et entreprises sont deux domaines intriqués : on ne peut rendre l’un plus démocratique sans en faire de même pour l’autre.

L’auteur évoque cependant les limites de cette approche : on ne peut pas savoir avec certitude que cette double réforme fonctionnerait. On sait que les entreprises démocratiques telles que les coopératives ont aujourd’hui une efficience souvent inférieure aux autres entreprises. Ce problème persistera-t-il après la démocratisation du système financier ? Seule la pratique pourra le dire.

Et quand bien même la productivité des entreprises ne pâtirait pas de ces réformes, il ne faut pas sous-estimer la possibilité pour les acteurs économiques et financiers de quitter le pays afin d’échapper aux nouvelles réglementations qui leur sont défavorables. Le changement de système au sein d’un pays est dépendant de la réglementation des autres pays.

Source

KRAHÉ – Islands and the sea : making firm-level democracy more durable (2023)

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