Le tirage au sort en politique

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On pense parfois que l’élection de représentants est la seule manière démocratique de former un gouvernement. Pourtant, une autre voie a été explorée il y a deux millénaires, elle a été oubliée mais refait lentement surface depuis quelques décennies. Il s’agit du tirage au sort.

Ce dossier vise à explorer la relation historique entre démocratie et tirage au sort, ses usages actuels dans nos sociétés modernes, les différentes modalités pratiques de mise en œuvre du tirage au sort, et enfin les modèles théoriques qui redessinent les contours de la démocratie en usant du sort.


1. Histoire du tirage au sort

Introduction

Si l’idée de tirer au sort des citoyens pour occuper le pouvoir paraît étonnante aujourd’hui, il faut savoir que cet outil a été utilisé pendant des siècles par Athènes ou Venise. Le tirage au sort politique est né avec la démocratie, et beaucoup d’auteurs s’y sont intéressés en tant qu’alternative à l’élection :

« Le pire des maux est que le pouvoir soit occupé par ceux qui l’ont voulu. »

PLATON (La République)

« Voici le genre de mesures qui sont démocratiques : que tous choisissent les magistratures parmi tous, que tous soient magistrats de chacun et chacun à tour de rôle de tous, que les magistratures soient tirées au sort. »

ARISTOTE (Politique)

« Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie. Le suffrage par choix est de celle de l’aristocratie. Le sort est une façon d’élire qui n’afflige personne ; il laisse à chacun une espérance raisonnable de servir sa patrie. »

MONTESQUIEU (Esprit des lois)

Avant l’avènement des Révolutions, le mot démocratie était intimement lié avec le concept de tirage au sort, comme en témoigne le Dictionnaire Richelet de 1680 : « Démocratie : Gouvernement populaire. État populaire. Forme de gouvernement où les charges se donnent au sort. »

Exemples historiques d’utilisation politique du tirage au sort

Le tirage au sort a été utilisé à des fins politiques dans de très nombreuses situations au cours du temps. Toutefois, certains usages demeurent anecdotiques, et ici sont passés en revue trois exemples emblématiques de l’institutionnalisation du tirage au sort dans un système politique stable.

Au Ve siècle avant JC, Athènes est le berceau de la démocratie dans la Grèce antique. Le tirage au sort est utilisé pour nommer les membres de la Boulè (sorte d’assemblée législative), ainsi que de nombreux magistrats civils et judiciaires. Il faut reconnaître que les Athéniens s’en remettent parfois aux Dieux pour prendre certaines décisions, et que le lien entre tirage au sort et religion est assez fort. Mais c’est avant tout pour diminuer la corruption et éviter de retomber dans le despotisme que les citoyens d’Athènes accordent tant d’affection à l’égard du tirage au sort. La démocratie athénienne est un cas d’étude particulièrement intéressant à étudier, car il combine savamment les mécanismes du tirage au sort, de l’élection, et de la démocratie directe.

À la tête du plus grand réseau commercial du monde, Venise attise toutes les convoitises. Très tôt, les habitants de la République Sérénissime comprennent qu’ils doivent mettre en place un système qui garantit une stabilité politique. Le tirage au sort y est massivement utilisé, mais souvent couplé à d’autres dispositifs tels que l’élection ou la nomination. En près de huit siècle d’existence, Venise ne connaîtra ainsi qu’une seule tentative de coup d’État, qui échouera. C’est un collège de patriciens tirés au sort qui a la charge d’élire le Doge, magistrat suprême à la tête du gouvernement. Au-delà du rôle politique du tirage au sort, celui-ci est également très présent dans la culture populaire, puisque Venise voit émerger les loteries et d’autres jeux ou cérémonies laïques qui intègrent l’usage du hasard.

Si l’on pense habituellement que le tirage au sort est l’apanage des européens, il faut regarder le cas de la Chine du XVIe au XIXe siècle. Alors que la corruption ronge l’immense Empire du Milieu, d’habiles politiciens ont l’idée d’introduire le tirage au sort pour mieux répartir les magistrats dans les provinces impériales. Le tirage au sort est utilisé pour départager les jeunes diplômés sortant de l’Université impériale et les affecter à une charge et une localité. Ce système, qui est loin d’être parfait, montre tout de même la diversité des usages qu’on peut faire du tirage au sort.

Parmi les usages moins impactant du tirage au sort en politique, on peut par exemple citer le cas du tirage au sort tribal en Inde, ainsi que l’institutionnalisation du sort à Genève et dans les cantons suisses.

Usages apolitiques du tirage au sort

En dehors de ces trois exemples significatifs, le tirage au sort a également été utilisé dans de nombreux autres domaines d’importance au cours de l’Histoire. Il permet tantôt de départager des individus qui souhaitent accéder à un avantage, tantôt de sélectionner ceux qui doivent remplir un devoir :

  • Dans de nombreux pays, lorsque les recrues venaient à manquer, il était courant d’utiliser le tirage au sort pour sélectionner les conscrits militaires. Comme ce fut notamment le cas en France au XIXe siècle.
  • Depuis longtemps, le tirage au sort est utilisé dans le milieu sportif pour déterminer l’ordre de passage de certaines équipes, ou bien l’attribution d’un côté du terrain.
  • Lors de la colonisation des Amériques, il était d’usage d’attribuer les parcelles aux colons par voie de tirage au sort.
  • En finance, les entreprises qui émettent des obligations peuvent décider de les rembourser de manière échelonnée en procédant à chaque fois à un tirage au sort parmi les porteurs pour décider des obligations à rembourser.
  • Dans le domaine médical, lorsqu’il y a peu de donneurs d’organe et beaucoup de demandeurs, les opérations sont accordées par tirage au sort.
  • Le marché des Capucins, à Bordeaux, attribue les places aux commerçants par tirage au sort.
  • La création de nouvelles offices de notaire est, dans certains cas, soumise à un tirage au sort des différents candidats.

2. Les usages modernes du tirage au sort

On pourrait croire que l’âge d’or du tirage au sort se situe dans un passé lointain, mais ce serait ignorer tous ses usages institutionnels modernes d’une part, et l’émergence des processus délibératifs d’autre part.

Le tirage au sort dans la Ve République

Depuis 1980 en France, les Jurys d’Assises sont composés de citoyens tirés au sort sur les listes électorales de chaque circonscription. La notion de jury populaire remonte à la Révolution française, mais les jurés étaient souvent nommés par un officiel (le préfet en général) dans des conditions relativement opaques qui pouvaient laisser planer le doute sur l’indépendance des jurés. Aujourd’hui, lorsqu’ils sont tirés au sort, les jurés ne peuvent pas refuser leur mandat, il s’agit d’un devoir citoyen dont on ne peut échapper que sur des motifs exceptionnels (maladie, cas de force majeure, etc.). Toutefois, les jurés ne sont pas nécessairement représentatifs de la population, car la défense peut les récuser individuellement sans justification. Il s’agit d’un des rares exemples d’institutionnalisation du tirage au sort dans la Ve République Française.

L’Armée étant l’incarnation d’un pouvoir régalien, elle ne peut constituer de syndicats pour défendre les droits des militaires. Dans ce contexte particulier, le Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM) a été créé afin d’organiser un dialogue entre l’Armée d’une part et le Ministère de la Défense d’autre part. Les représentants de l’Armée (tous grades et toutes armées confondues) sont d’abord tirés au sort parmi les miliaires d’active volontaires afin de former des Conseils de fonction militaire, puis sont élus par ceux-ci afin de siéger pour 2 ans au CSFM. Pendant leur mandat, les militaires délibèrent avec les autres membres du CSFM sur le statut social de la fonction, puis une fois rentrés dans leur unité, expliquent la nature de ces délibérations et recueillent l’avis de leurs camarades.

D’autres usages anecdotiques du tirage au sort sont institutionnalisés, tels que l’ordre de passage des candidats aux élections lors des débats télévisuels ou pour la diffusion des messages de campagne. En effet, passer en premier ou en dernier octroi un avantage ou un désavantage au candidat en fonction de la courbe des audiences ou d’autres paramètres. Le tirage au sort (souvent effectué par la Française des jeux) permet de garantir une stricte égalité entre les candidats.

La démocratie délibérative : des expérimentations nombreuses mais rarement institutionnalisées

Cette expression revient de plus en plus souvent dans le débat public, on parle même du « tournant délibératif » de la démocratie. L’article ci-contre revient sur ce concept tel que défini par l’OCDE, il est notamment question de distinguer la démocratie délibérative de la démocratie représentative. La délibération est un processus par lequel plusieurs parties (des citoyens, des élus, des parties prenantes, des experts, etc.) discutent et débattent d’un sujet dans l’objectif de parvenir à un consensus ou à l’élaboration de plusieurs solutions distinctes. En général, les délibérations ne peuvent s’effectuer qu’avec un nombre restreint d’individus, c’est la raison pour laquelle le tirage au sort des participants est souvent utilisée dans ce cadre.

La délibération informative recouvre un ensemble de processus dont le but est de produire une information utile à des décideurs politiques. On ne demande pas aux délibérants de parvenir à une solution consensuelle, mais plutôt d’exprimer la diversité de leurs opinions qui, éventuellement, pourra changer au cours du processus. Dans cette catégorie, on retrouve notamment les Sondages délibératifs qui consistent à sonder l’opinion des participants avant et après une délibération de quelques jours, ainsi que les Wisdom Councils autrichiens. Les Revues d’initiatives citoyennes permettent quant à elles de fournir une information objective aux votants avant un référendum. Le Grand débat national en France était également un exemple de délibération informative.

La délibération consultative va plus loin : il ne s’agit pas uniquement d’informer, mais de produire des recommandations aux pouvoirs publics. Ces processus sont généralement plus importants en termes de moyens engagés et en nombre de participants. En principe, les pouvoirs publics devront justifier de la mise en œuvre des recommandations, ou bien de leur abandon. Dans la continuité du Grand débat national, la Convention Citoyenne pour le Climat est un exemple emblématique de délibération consultative, au même titre que les Assemblées citoyennes Irlandaises sur l’avortement, ou l’Assemblée constituante Islandaise. Les Commissions délibératives bruxelloises regroupent quant à elles tirés au sort et élus pour élaborer des rapports à destination du Parlement.

La délibération décisive est le processus par lequel un groupe de citoyens discutent et débattent d’un sujet tout en disposant d’un véritable pouvoir décisionnel. En théorie, le Parlement est donc un organe de délibération décisive puisqu’il discute et vote les lois. Toutefois, la qualité des délibérations du pouvoir législatif n’est généralement pas au niveau des processus incluant des citoyens tirés au sort. Il existe aujourd’hui très peu d’exemples de délibération décisive en dehors des Bürgerdialog de la communauté germanophone de Belgique ou de la Fédération des associations étudiantes de Lausanne, néanmoins plusieurs chercheurs travaillent sur des modèles théoriques qui vont dans ce sens (voir la dernière partie de ce dossier).

La remise en cause de l’élection comme instrument démocratique préférentiel

La plupart des régimes démocratiques sont fondés sur le principe de l’élection. Les citoyens délèguent leurs pouvoirs à un représentant qu’ils élisent. Tant et si bien qu’aujourd’hui la démocratie est irrémédiablement associée à l’élection. Plusieurs chercheurs se montrent critiques vis-à-vis de ce mode de sélection qui comporte de nombreux biais et travers. Bien entendu, critiquer l’élection est une tâche aisée, car elle prend appuis sur plusieurs siècles d’expérimentation concrète, ce qui est plus difficile pour des modèles basés sur le tirage au sort qui bénéficient de peu d’implémentations institutionnelles.

John Burnheim, défenseur du modèle de la Démarchie, élabore comme beaucoup d’autres une critique détaillée et profonde de l’élection. Il amorce son exposé par la nature des programmes électoraux ; selon lui, le jeu politique amène chaque candidat à proposer des promesses alléchantes mais exemptes de mesures concrètes. Chaque électeur doit ensuite choisir parmi ces différents packages politiques en faisant des concessions vis-à-vis de ses propres préférences, ce qui génère une distorsion dans l’expression de la volonté populaire. Burnheim évoque aussi la professionnalisation de la politique qui amène mécaniquement au pouvoir des individus qui cherchent avant tout à satisfaire leurs intérêts personnels plutôt que l’intérêt général. Toutefois, il reconnaît que l’élection a un mérite : renouveler régulièrement l’offre politique (contrairement à une dictature par exemple).

Campbell Wallace, qui défend aussi son propre modèle basé sur le tirage au sort, a produit une critique en 25 points de l’élection. Parmi les plus importants, on retrouve notamment l’idée selon laquelle les élus ne sont pas redevables envers les citoyens mais envers ceux qui ont apporté leur soutien financier lors de leur coûteuse campagne électorale. L’échange de faveurs est devenu une pratique si commune qu’elle ne choque plus, alors qu’elle semble profondément anti-démocratique car satisfaisant des intérêts privés au détriment de l’intérêt général. L’auteur évoque aussi les effets néfastes des alternances politiques sur l’État, que ce soit en matière de mesures populaires mais incohérentes de fin de mandat, ou de difficulté à disposer d’une stratégie étatique qui dépasse l’horizon électoral.

Si l’on peut attribuer beaucoup de travers à l’élection, il ne faut pas croire que toutes les autres solutions sont meilleures pour autant. Chaque alternative mérite d’être analysée avec soin, d’être expérimentée et critiquée avec les mêmes égards que l’élection.

À cet effet, un débat continu se tient sur la plateforme Kialo (voir article ci-contre pour accéder au débat) qui vise à exposer d’une part les arguments en faveur du tirage au sort des parlementaires, et d’autre par les arguments en faveur du maintien du système électif. Il existe des propositions et objections valables de chaque côté qu’il convient de prendre en considération pour construire le modèle d’une nouvelle démocratie. Car le tirage au sort, s’il est pris seul, présente aussi son lot d’inconvénients (naïveté des tirés au sort, incompétence, etc.), tandis qu’en disparaissant, l’élection montre aussi tous les avantages qu’elle ne procure plus, tels que la sanction électorale des élus. Toutes les idées sont bonnes à prendre, alors n’hésitez pas à participer à ce débat.


3. Les modalités pratiques du tirage au sort

Il n’existe pas une seule manière de procéder à un tirage au sort. Deux principaux paramètres peuvent être distingués : la population, et l’échantillonnage. Un curseur peut être déplacé sur ces deux axes en fonction des besoins requis par la procédure de tirage au sort.

Le choix de la population

Quand il s’agit de la manière de choisir la population au sein de la laquelle le tirage au sort a lieu, trois types d’options sont possibles :

Volontariat

Préalablement au tirage au sort, les citoyens ont la possibilité de se porter volontaire et de s’inscrire sur une liste officielle. Cette inscription doit être gratuite et ouverte à tous les citoyens. Le volontariat permet de s’assurer que les tirés au sort disposeront d’une forte motivation pour accomplir leur mandat, néanmoins leur représentativité est plus difficile à obtenir car les volontaires ne sont généralement pas représentatifs de la population dans son ensemble.

Consentement

Dans cette option, les citoyens sont tirés au sort parmi l’ensemble de la population et disposent de la faculté d’accepter ou de refuser le mandat qui leur est proposé. Cette situation diffère du volontariat car certaines personnes qui n’auraient jamais entrepris la démarche de s’inscrire sur une liste pourront accepter leur mandat dès lors qu’on vient spécifiquement leur expliquer la nature du processus et leur demander d’y participer.

Obligation

Les citoyens sont tirés au sort parmi l’ensemble de la population et ne peuvent pas refuser leur mandat (sauf cas exceptionnels). Cette option est notamment retenue dans le cas des Jurys d’Assises. Elle a l’avantage de produire un échantillon très représentatif, car le tirage au sort est effectué de manière directe. Néanmoins, le risque que les tirés au sort ne soient pas intéressés et se montrent peu coopératifs est aussi plus important.

En définitive, le choix d’une de ces trois options est un compromis entre représentativité et motivation des tirés au sort. Tout dépend donc de l’objectif visé par la procédure. On peut supposer que lorsque le mandat des tirés au sort est long il est important que ceux-ci soient motivés pour accomplir correctement leurs prérogatives, tandis qu’à l’inverse si c’est la représentativité qui est recherchée le mandat doit être court et peut contraignant (comme c’est le cas pour les Jury d’Assises). De plus, l’obligation n’est possible que si elle est organisée par l’État qui seul a la capacité de contraindre par la loi les tirés au sort à accomplir leur devoir citoyen.

L’échantillonnage

L’échantillonnage est la technique qui est utilisée pour créer un échantillon (le groupe ou l’assemblée) à partir de la population (décrite précédemment). Trois grands types d’échantillonnages peuvent être envisagés :

Sélection aléatoire pure

Il s’agit de la méthode la plus simple : les individus sont tirés au sort parmi l’ensemble de la population sans aucune condition ou quota. Toutefois, la sélection aléatoire pure ne peut générer un échantillon représentatif que si le nombre d’individus tirés au sort est important. En effet, plus l’échantillon s’agrandit, plus la marge d’erreur statistique diminue. Cette méthode a en outre l’avantage d’être simple et lisible par l’ensemble des citoyens.

Tirage au sort stratifié

La stratification permet de corriger les défauts de la sélection aléatoire pure pour les petits échantillons. Dans cette méthode, on procède à un premier tirage au sort parmi l’ensemble de la population. On demande aux membres de ce panel de fournir des informations les concernant (critères socio-économiques, démographiques, politiques, comportementaux, etc.), puis on procède à un second tirage au sort de manière à remplir les quotas relatifs à ces différents critères (les quotas sont définis en fonction des statistiques nationales relatives à ces critères). Le tirage au sort stratifié est massivement utilisé en démocratie délibérative car les échantillons sont généralement petits pour ne pas alourdir les coûts du processus.

Système mixte

La constitution d’un échantillon peut être couplée à d’autres méthodes de sélection. Par exemple, Pierre-Étienne Vandamme propose de combiner la certification avec le tirage au sort pour sélectionner les hauts magistrats du pouvoir judiciaire. Ainsi, un premier panel est constitué en faisant passer un test aux candidats, puis un tirage au sort a lieu parmi les meilleurs afin d’attribuer le ou les postes visés. Cette méthode est notamment pratique pour attribuer des fonctions qui exigent d’une part des compétences techniques et qui d’autre part sont politiquement sensibles (pouvoirs exécutif et judiciaire).

Ainsi, le choix de la méthode d’échantillonnage dépend d’une part de la taille de l’échantillon à constituer, de l’importance ou non que celui-ci soit représentatif de la population, et des éventuelles caractéristiques ou compétences dont doivent disposer les individus de l’échantillon.


4. Les modèles démocratiques innovants

Si le tirage au sort n’est aujourd’hui utilisé que de manière marginale au sein de nos démocraties, de nombreux chercheurs en sciences politiques travaillent sur ce sujet et élaborent des modèles innovants qui intègrent plus ou moins abondamment le tirage au sort comme outil démocratique, souvent couplé à d’autres dispositifs tels que l’élection ou la démocratie directe. Après avoir défini les différents termes qui se rapportent au tirage au sort en politique, quelques modèles emblématiques seront présentés.

Lexique : des néologismes qui désignent un concept identique

Stochocratie [stokokʁasi] : forme de démocratie représentative dont les représentants sont tirés au sort parmi les citoyens plutôt qu’élus par ceux-ci. Cette expression française a été inventée par l’écrivain Roger de Sizif en 1998 sur la base des termes grecs stokhastikos (hasard) et kratein (gouvernement). Le terme a été traduit Stochocracy en anglais, mais son usage est très marginal, on lui préfère notamment Lotocracy.

Clérocratie : il s’agit d’une forme de gouvernement dont les représentants sont tirés au sort. Cette expression française, inventée par François Amanrich en 1999, trouve son origine avec le Klérotèrion qui était la machine à tirer au sort dans la démocratie athénienne. Cet écrivain a constitué le Mouvement Clérocrate Français dans le cadre de l’élection présidentielle de 2007, mais il n’est plus en activité aujourd’hui. En anglais, Clerocracy désigne un gouvernement géré par l’Église, ce qui est donc un faux-ami.

Lotocratie : modèle dans lequel les députés sont sélectionnés par le hasard, à la manière d’une loterie. Il s’agit d’une expression anglo-saxonne (lottocracy, parfois orthographié lotocracy) qui est utilisée de manière préférentielle pour évoquer un système politique basé sur le tirage au sort. Le terme est notamment employé par Alexander Guerrero dans son modèle de la lotocratie.

Sortition : mode de désignation de représentants par tirage au sort. Alors qu’en français, l’expression « tirage au sort » renvoie à une définition très large, la sortition (mot anglo-saxon) ne s’applique qu’à son usage politique de sélection de représentants, il est donc plus précis. On parle aussi d’election by lot. Le mot est peu utilisé en France, mais trouve un emploi au Québec.

Démarchie : expression inventée par l’économiste Hayek, puis reprise par Burnheim pour son modèle de société basé sur des comités citoyens tirés au sort.

Les modèles démocratiques de demain

Les modèles présentés ci-dessous font chacun l’objet d’un article détaillé qui comportent notamment un schéma synthétique de leur fonctionnement. Ils sont présentés du plus faisable au plus utopiste. Ces différents modèles ne constituent pas des solutions miracles clef en main, il s’agit le plus souvent d’expériences de pensée destinées à susciter la réflexion. L’implémentation d’un tel système est entièrement dépendant du contexte politique dans lequel il s’inscrit, c’est-à-dire la nature du régime politique de départ et son échelon (municipal, régional, national, international).

Gerwin et Gasiorowska ont élaboré un modèle basé sur le principe des Assemblées citoyennes. Il s’agit donc d’une approche centrée sur les processus délibératifs actuels (Assemblée citoyenne irlandaise, Assemblée constituante islandaise, délibération consultative, etc.) qui ne visent pas nécessairement à se substituer à des organes du pouvoir existant, mais plutôt à s’y ajouter. En ce sens, cette approche est relativement simple à mettre en place. Les auteurs ont choisi d’illustrer le fonctionnement de leur modèle avec l’exemple de la ville fictive de Fondcombe. Ce modèle est intéressant puisqu’il détaille de manière très fine le déroulement des délibérations et traite des problèmes pratiques que ce genre de processus peut rencontrer.

Le modèle développé par Wright et Gastil en 2019 dans l’article « Legislature by lot » (voir Source ci-contre) consiste à faire cohabiter deux chambres au Parlement : une dont les membres sont élus et une autre composée de citoyens tirés au sort. Il s’agit d’un modèle intéressant car il est plutôt simple à mettre en œuvre dans les pays qui disposent déjà d’un système bicaméral (comme la France). En effet, il suffit de changer le mode de sélection de l’une des deux assemblées (le Sénat, par exemple) et de revoir les compétences de chaque chambre. En outre, les auteurs développent de nombreux mécanismes dans la procédure de tirage au sort qui permettent de s’assurer d’une part de la représentativité de la chambre et de la motivation des citoyens d’autre part.

Kovner et Sutherland, dans leur article « Isegoria and Isonomia, election by lot and the democratic diarchy » paru en 2020 proposent de remettre au goût du jour deux principes de la démocratie athénienne : l’isegoria (l’égalité de parole) et l’isonomia (l’égalité de droit). Ils adaptent ces notions à notre époque contemporaine et élaborent un modèle dans lequel une assemblée dont les membres sont élus a pour mission d’élaborer les projets de loi sur la base des thèmes mis à l’agenda par un comité de citoyens tirés au sort. Les projets de loi sont ensuite transmis à une seconde chambre dont les membres sont tirés au sort ; celle-ci pourra les adopter ou les refuser à l’issue de ses délibérations.

Guerrero, dans sont article de 2014 intitulé « Against elections, the lottocratic alternative » propose un modèle radicalement différent de nos démocraties modernes. Son approche est uniquement centrée autour du pouvoir législatif. Plutôt que de créer une seule chambre pour traiter l’ensemble des sujets, l’auteur suggère de créer autant d’assemblées qu’il y a de thèmes législatifs (ex : agriculture, économie, travail, santé, etc.). Il estime qu’il pourrait ainsi y avoir entre 20 et 25 chambres siégeant en permanence et dont tous les membres seraient des citoyens tirés au sort. Ces députés-citoyens, à l’instar de nos députés actuels, retourneraient périodiquement au sein de leurs circonscriptions pendant leur mandat de 3 ans afin de se saisir des problématiques locales.

Wallace a élaboré un modèle en 2017 dans son ouvrage « Down with elections ». Il s’agit d’une conception large du pouvoir qui intègre les dimensions exécutives, législatives et judiciaires (alors qu’une majorité de modèles se cantonnent au pouvoir législatif). Le Parlement, dont les membres sont tirés au sort, dispose d’une influence notable dans ce système, car en plus de voter les lois et définir l’agenda, il contrôle le pouvoir exécutif et peut en révoquer les membres dans certaines conditions. Il définit aussi le mode d’organisation du pouvoir judiciaire (sans pouvoir nommer directement les juges). Dans ce modèle, plusieurs prérogatives du Parlement sont délégués à des comités citoyens tirés au sort ad hoc (c’est-à-dire uniquement pour remplir une mission limitée dans le temps, et pas assurer un mandat long tel que pour les parlementaires).

En 2013, Bouricius a développé un système politique s’inspirant de la démocratie athénienne dans son article « Democracy through multi-Body sortition: athenian lessons for the modern day ». L’initiative des lois est directement confiée aux citoyens qui peuvent proposer des pétitions et les affiner au sein de comités d’intérêt. Le Parlement, dont les membres sont tirés au sort, reprennent et synthétisent ces travaux avant de les présenter à un jury législatif, composé d’un grand nombre de citoyens tirés au sort qui n’aura à se prononcer que sur un projet de loi avant d’être dissous. La proposition de l’auteur est particulièrement intéressante dans sa manière de mêler démocratie participative et démocratie délibérative, ainsi que sur les différents usages et intérêts du tirage au sort. Ce modèle relève d’un changement radical de doctrine par rapport à nos démocraties modernes.

Dès 1985, Burnheim avait décrit dans son ouvrage « Is democracy possible ? The alternative to electoral politics » une toute nouvelle organisation de la société et de l’État qu’il qualifie de Démarchie. Il s’agit avant tout d’un système très décentralisé qui accorde pouvoir et autonomie à différentes fonctions locales et régionales (ex : énergie, agriculture, industrie, ramassage des déchets, etc.). En effet, Burnheim considère qu’une assemblée ne peut traiter qu’un nombre restreint de sujets, car elle est limitée par le temps et les connaissances nécessaires à prendre des décisions. Il propose donc que ces fonctions soient gérées par des comités citoyens tirés au sort aux différents échelons (municipal, régional, national). Ainsi, dans cette optique, l’État se transforme en une communauté d’organisations disposant chacune de ses intérêts, se contrôlant mutuellement, et agissant de concert pour satisfaire l’intérêt général.

Autres modèles

D’autres modèles, non académiques, existent aussi et visent à réformer d’une manière ou d’une autre le fonctionnement de nos démocraties contemporaines, majoritairement basées sur le mécanisme de l’élection :

Le Sénat Citoyen est un projet porté par des citoyens visant à réformer le fonctionnement des institutions de la Ve République. Cette évolution passe notamment par la refonte du Sénat dont les membres ne seront plus élus mais tirés au sort. Ce Sénat citoyen disposera de nombreuses prérogatives pour contrôler le gouvernement et l’Assemblée nationale (dont les membres continueront à être élus). De manière générale, le principe défendu dans le cadre de cette nouvelle Constitution est « pour tout pouvoir constitué, gouvernement et/ou assemblée élue, il doit exister une assemblée citoyenne tirée au sort qui questionne, fait des propositions et contrôle ce pouvoir ». Ce changement s’applique donc aussi aux échelons municipaux et régionaux.

Le Projet stochocratie est le modèle qui est dépeint dans le roman d’anticipation politique « République Éclairée ». Il s’agit d’une refonte exhaustive de toutes les institutions de la Ve République visant à créer une véritable séparation des pouvoirs, permettre à l’État d’avoir une stratégie de long terme, et changer le rapport des citoyens à la politique en leur donnant la possibilité d’initier des projets et d’accomplir leur devoir citoyen s’ils sont tirés au sort. Ce projet s’inspire de divers travaux académiques et de nombreux exemples chiffrés sont donnés afin de mieux concrétiser son implémentation. Il faut voir ce modèle comme une expérience de pensée permettant de susciter une réflexion plutôt que comme une solution clef en main.

6 réflexions sur “Le tirage au sort en politique

  1. Bonjour,
    Connaissez vous le mot démocraticien? Ce mot n’existe pas, mais s’il existait on pourrait s’en servir pour nommer les personnes tirées au sort pour représenter la Nation face à l’éxécutif.
    Ainsi, les politiciens seraient issus de l’élection, et les démocraticiens de la sortition.
    Bises démocraticiennes.

    Aimé par 1 personne

    • Bonjour, non je ne suis pas familier avec l’expression « démocraticien », cela dit nous ne sommes plus à un néologisme près. C’est vrai qu’il n’existe pas de mot pour désigner les citoyens tirés au sort. Mais c’est aussi probablement en raison des multiples rôles qu’ils peuvent endosser (jurés, députés, contrôleurs, etc.). On parle parfois de « délibérants » dans le cadre des processus délibératifs, mais les citoyens tirés au sort ne sont pas toujours amenés à délibérer, et les délibérants ne sont pas nécessairement des citoyens tirés au sort. Cela dit, je ne pense pas que lier ce mot à la démocratie soit une bonne idée, cela sous-entends que seul le tirage au sort serait démocratique, en opposition aux « politiciens » élus. Peut-être faudrait-il chercher du côté de la stochocratie, clérocratie, voire du terme utilisé à l’époque de la démocratie athénienne : bouleutes.

      En ce qui concerne votre idée de législatif tiré au sort et d’exécutif élu, cela est notamment abordé dans le modèle de Wallace et de Bouricius (étendu).

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    • Je suis un membre de la Nation et je n’ai pas besoin que des gens que je n’ai pas choisi me « représente » devant l’exécutif. J’ai besoin d’élire l’exécutif et de pouvoir révoquer par référendum. En langue français, les décideurs tirés au sort s’appellent des stochocrates conformément aux règles d’étymologie et c’est très bien ainsi. Pas besoin d’inventer des néologismes propagandistes. « Stochocrate » n’est pas un terme péjoratif: les jurés impliqués dans les justice pénal sont des stochocrates. En démocratie, les stochocrates sont des catégories de mandataires parmi d’autres qui ont leur rôle à jouer. Le bon usage de la stochocratie est fondée sur la stratégie institutionnelle, pas sur l’angélisation des stochocrates ou l’assimilation du tirage au sort à une panacée.

      J’aime

  2. bonjour
    quelles sont les différents systèmes , procédés , instruments physiques , matériels , utilisés dans les exemples concrets présentés pour procéder au tirage au sort ? notamment pour désigner plusieurs milliers de personnes . Quelle est leur robustesse contre la fraude , le piratage , leur valeur réellement aléatoire ?
    merci .

    Aimé par 1 personne

    • Bonjour, merci pour vos questions très pertinentes.

      Le matériel utilisé est très variable : à Athènes on utilisait une machine appelée Klérotèrion, à Venise il s’agissait d’une grande urne avec des boules d’or et d’argent, en Chine il s’agissait de jetons, etc. Il est généralement assez difficile de frauder avec un matériel « physique », sauf en Chine où le protocole n’était pas assez élaboré pour éviter la triche. D’ailleurs, à Venise on demandait souvent à un jeune garçon (une main « innocente ») de faire le tirage au sort.

      Dans les usages modernes du tirage au sort, certains protocoles sont physiques (notamment pour la désignation des jurys d’assises avec une machine type loto) et la plupart des autres sont numériques.
      On sait effectivement qu’il n’est pas possible de générer un hasard « parfait » par ordinateur, mais le niveau d’aléatoire est amplement suffisant pour ce genre d’application. En revanche, on peut effectivement dire qu’un protocole numérique est moins transparent qu’un protocole physique, car le citoyen lambda ne peut pas directement vérifier qu’il n’y a pas eu de fraude, il doit se reposer sur des huissiers ou des assesseurs. Seulement, quand il faut tirer au sort un grand nombre de personnes, et compte-tenu des faibles budgets alloués aux expériences de démocratie délibérative, les protocoles numériques sont souvent un bon compromis. Ils sont généralement sous-traités à des instituts de sondages, qui s’occupent aussi de la stratification (qui, elle aussi, rend la procédure moins transparente).
      Jusqu’ici, je n’ai jamais entendu parler de fraude avérée sur ces dispositifs, qu’ils soient numériques ou physique. Quant au piratage, je ne suis pas assez qualifié pour dire dans quelle mesure cela constitue un risque.

      Le problème, c’est qu’en général le tirage au sort n’est pas institutionnalisé, il ne bénéficie donc pas d’un protocole standardisé et résilient face à la fraude. Chacun se débrouille avec ses propres outils dans son coin, aussi imparfaits soient-ils.

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      • Il existe un modèle de tirage au sort standardisé et bien prémunis contre la fraude: le système du loto. Le problème de la stochocratie n’est pas le tirage au sort des mandataires mais le stochocrate lui-même. Comment légitimer le pouvoir d’une personne sur laquelle le peuple n’a aucune emprise? Comment motiver les personnes tirées au sort sans possibilité désistement? Comment s’assurer que les stochocrates tirés au sort par les volontaires agissent dans l’intérêt du peuple plutôt que des lobbies? La stochocratie est possible (voir le modèle de Campbell), pas magique.

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